« Le pèlerinage pour ceux qui en ont les moyens »..., par Sanaa Elaji

« Le pèlerinage pour ceux qui en ont les moyens »..., par Sanaa Elaji

Ma mère et mon père, à l’instar de millions de musulmans, rêvent du jour où ils pourront aller en pèlerinage à La Mecque et se recueillir sur la tombe du Prophète. Pour eux, il s’agira du voyage de leur vie, un voyage à nul autre pareil, le voyage de l’espoir, le voyage de la vie…

C’est pour cela que, comme tant de millions de personnes autour de nous, et pour faire plaisir à nos parents, mes frères et sœurs et moi-même envisageons de leur offrir ce voyage dès que nous en aurons les moyens matériels. L’année passée, nous avions pensé que le temps était venu pour cela, mais l’état de santé de mon frère handicapé a conduit ma mère à demander le report du pèlerinage, ce que j’avais considéré comme parfaitement compréhensible… Nous allions encore mieux prévoir et préparer les choses.

Mais depuis quelques jours, un sentiment de frayeur rétrospective m’a submergé alors que je pensais que si ce report n’avait pas été décidé, mes parents auraient pu figurer parmi les victimes dont j’ai vu les images sur le web. Ma mère se meut avec difficulté… Aurait-elle péri sous les pas des autres pèlerins ? Et mon père aurait-il connu le même sort, de cette manière abjecte que l’on a vue ? Les miens et moi-même aurions-nous également été dans cette cruelle et effrayante attente qu’ont connue des dizaines de familles, espérant des nouvelles de ou concernant nos parents (sachant l’énorme et terrifiante différence entre les deux mots « de » et « concernant ») ?

Comme tant d’autres personnes, j’ai vu les images et les vidéos de ce qui s’est produit à Mina. J’ai vu celles des morts (les morts, oui, voire les tués, car il m’est impossible de les qualifier de martyrs)… J’ai vu ces monticules de corps entassés de cette façon odieuse et si peu respectueuse pour leurs âmes… et, tout ce temps-là, mes pensées allaient vers ces familles plongées dans la douleur qui attendaient, attendaient encore et encore des nouvelles de leurs proches tout en regardant les mêmes images que moi, dans l’absence totale de toute information sur les pèlerins marocains et les morts éventuels dans cette « guerre de Mina ». J’ai imaginé la douleur que pouvait ressentir toute personne à la place de laquelle j’aurais pu me trouver aussi, alors qu’elle scrutait les images, craignant d’y reconnaître un père, une mère, un frère, une sœur… J’ai essayé d’imaginer ce que pouvaient éprouver ces victimes, toutes ces victimes alors qu’elles agonisaient sous les pieds et les corps des autres et qu’elles savaient qu’elles allaient rendre leur âme au Créateur…

Et puis il y a eu ces gens qui sont venus nous dire, la main sur le cœur, que tout cela est la volonté de Dieu, du destin, de la providence… l’envie me prend de hurler face à cette totale absence d’humanité, face à cette attitude odieuse, enveloppée de (mauvaise) foi. Dieu, le destin, la foi, le Prophète n’ont aucune relation avec ce qui s’est produit ce 24 septembre, jour de fête pourtant…  Le Prophète n’a aucunement choisi ces gens qui devaient trépasser près de lui, pour la simple raison que ceux qui ont survécu ne sont pas moins pieux et moins croyants que ceux qui sont morts. Dieu n’a absolument pas éprouvé leur foi au moyen de cette fin affreuse.

Considérer que ce qui s’est passé comme une fatalité est une injure faite non seulement à la mémoire des disparus, mais aussi aux personnes des rescapés que nous considérerions  donc comme inaptes à mériter cette qualité qui les aurait fait périr de cette manière immonde et qui leur aurait fait gagner le « titre » de martyrs du pèlerinage. Et c’est pour cela que je refuse de penser que ces morts sont des martyrs… ce qui s’est passé est tout simplement le fruit de la négligence, de la mauvaise organisation, de l’arrogance et du mépris.

La colère me submerge quand


je lis, je vois ou j’entends des commentaires justifiant l’injustifiable, le justifiant pour l’unique raison que ce qui s’est passé a eu pour théâtre un endroit sacré. La sacralité des lieux ne peut en aucun cas occulter la réalité de la gestion calamiteuse de l’opération de pèlerinage depuis des années. Ceux qui y ont été ont effacé bien des épisodes de leur voyage, ne préférant garder en mémoire que la joie d’avoir effectué leur devoir religieux. Mais ils sont nombreux à faire montre de lucidité et d’objectivité en critiquant les insuffisances de l’organisation, les carences sécuritaires et les abus commerciaux pendant la période du Hajj.

Que l’on ne me fasse pas le procès de vouloir réduire l’importance de ce devoir religieux dans les esprits et les cœurs des musulmans, mais je le dis et le redis : ce « tourisme religieux » est une source de recettes importantes pour l’Arabie Saoudite qui prend appui sur ce rite musulman pour en engranger beaucoup d’argent, sans consentir en contrepartie les efforts requis en matière d’infrastructures, d’équipements et de sécurité pour recevoir les millions de pèlerins venus du monde entier. Puis, en cas de malheur ou de catastrophe, on a tôt fait de brandir des explications eschatologiques, voire métaphysiques, assénées ad nauseam par une machine médiatique elle-même servie par les incontournables arguments puisés dans le corpus du marketing religieux.

Pourrions-nous croire, un jour, la version selon laquelle la cause de la bousculade était la fermeture de certains passages pour permettre la circulation aisée d’un prince saoudien qui faisait, lui aussi, en même temps que des millions d’autres, son pèlerinage ? Difficile de confirmer, ou d’infirmer, cette thèse… Mais il est vrai que de tels abus surviennent régulièrement dans ces lieux, immortalisés par des images photos ou vidéos diffusées ensuite sur internet : des princes du Golfe ou des stars d’émissions religieuses circulant avec aisance grâce au bouclage de plusieurs passages, laissant les croyants s’agglutiner derrière des barrières pendant que les pèlerins VIP passent et se prélassent. Où donc est passé l’aspect religieux et la charge spirituelle de cet acte religieux ? La réponse  peut être tout et n’importe quoi, jusques-y compris en revêtant la forme d’une mort absurde d’individus, par dizaines ou par centaines.

Et puis en parallèle à cela, et en liaison avec cette nouvelle mode désormais liée au rite du Hajj, je n’ai jamais compris comment des gens pouvaient penser, pendant qu’ils sont dans ces lieux saints et sacrés, à fixer sur leurs Smartphones des scènes se produisant près d’eux… que cela soit le passage d’un cortège officiel ou, plus prosaïquement, la prise d’un selfie. Comment expliquer qu’un individu, supposé être dans un moment de recueillement et de piété, proche de son Créateur, peut-il songer à sortir son appareil et prendre une photo, de lui ou de quelqu’un d’autre ? Pour moi, être en pèlerinage suppose que l’on est entièrement détaché des contingences habituelles qui nous conduiraient, par exemple, à immortaliser une tranche de vie ou une scène quelconque (même si par ailleurs – il faut bien l’admettre – c’est grâce à ces images que nous pouvons voir les abus et autres excès des responsables des lieux)…

Quoi qu’il en soit… la mort ici est plutôt un meurtre… un meurtre par négligence… par défaut de concours et d’assistance à personnes en danger. Et comme cela s’est produit les années précédentes, nous condamnerons ce qui s’est produit, nous crierons notre colère, nous hurlerons notre désarroi… mais sans que cela n’y puisse rien changer à l’avenir… l’année prochaine, et la suivante, et celles d’après, beaucoup de personnes feront leurs adieux à leurs proches qui partiront à La Mecque, le cœur serré, dans l’épreuve et l’épouvante, dans l’attente de les voir revenir sains et saufs.

Nous ne voulons pas de martyrs… Nous voulons simplement, si cela est possible, voir nos proches partir à La Mecque et en revenir, le cœur empli da la joie du croyant qui s’est acquitté de son devoir.

Al Ahdath al Maghribiya