Remarques ordinaires sur une élection peu ordinaire, par Aziz Boucetta
Il faut savoir, et se décider… Où on veut la démocratie, ou on la refuse, mais l’appeler de ses vœux, tout en critiquant et en fulminant contre un parti qui gagne, voilà qui n’est pas bien sérieux, voire montre même au mieux de l’immaturité et au pire de la mauvaise foi. Une élection a été organisée au Maroc, tous les partis étaient sur un pied d’égalité. Certains ont gagné, il faut les féliciter, d’autres ont perdu, il faut les encourager à faire mieux la prochaine fois. Eléments d’analyse.
Qui a gagné ?
Le PAM en sièges, le PJD en nombre de voix. Le Tracteur labourera la campagne, s’il peut, et la Lanterne éclairera les villes, si elle sait. Il n’y a pas lieu de parler d’obscurantisme des uns, car il n’existe pas plus que le modernisme des autres. Dans une démocratie, le principe d’une élection est que le parti le plus populaire, c’est-à-dire qui obtient le plus de voix, doit être considéré comme gagnant. On peut aimer ou non le PJD, mais les chiffres sont têtus et la raison est là : Il a remporté le scrutin, puisque il a enlevé les villes principales, avec des majorités absolues, et s’est assuré à lui seul de 4 régions, laissant les huit autres à tous les autres partis réunis. Contester cela, c’est contester le peuple. A défaut de le changer, acceptons son verdict.
Le sens et l’explication de la performance du PAM et de l’Istiqlal
Dans cette élection, en ville, les électeurs ont voté pour des listes, donc davantage pour des partis que pour des individus, à l’inverse des campagnes où le vote était uninominal. Autant l’opération était irréprochable dans les villes, autant elle était émaillée d’incidents rapportés par les médias dans les campagnes et les petites villes.
Sur les 31.000 circonscriptions en jeu, trois partis seulement ont présenté plus de 15.000 candidats (18.000 pour le PAM, 17.000 pour l’Istiqlal et 16.000 pour le PJD). Près de la moitié des circonscriptions sont restées en déshérence, avec peu de candidats et pratiquement peu de superviseurs. Or, le PAM et l’Istiqlal ont remporté la majorité de leurs victoires dans les campagnes et les petites villes, là où les électeurs sont pauvres, analphabètes, soumis aux pratiques des notables et à une fort possible pression des moqaddems et cheikhs, par ailleurs irréprochables dans les villes. C’est un peu amoral, c’est un peu illégal mais c’est très banal au regard de la configuration sociologique du pays.
La nouvelle configuration de la scène politique
La majorité, c’est désormais le seul PJD, qui a eu l’onction électorale, reléguant ses alliés (RNI, MP et PPS) arrivés loin derrière le podium de tête, à un rôle d’appoint. L’opposition est en ordre dispersé, avec un Istiqlal groggy par la cuisante défaite de son chef « emblématique », une USFP plongée dans un coma dont elle ne semble pas prête de sortir, une UC disparue de tous les écrans radar et un PAM en sérieuse crise d’identité.
Mais ne nous y trompons pas, le sens caché de cette élection est la perspective de la désignation des membres de la Chambre des Conseillers, qui comprendra 120 élus, dont 72 venant des collectivités territoriales. L’opposition représente la moitié des grands électeurs locaux et régionaux, et pourrait conserver la majorité dans cette Chambre.
Mais par ailleurs, des petits partis comme le RNI, le MP et le PPS, voyant la déferlante PJD, seront incités à resserrer leur alliance avec ce dernier pour espérer être reconduits dans un prochain gouvernement après les législatives de 2016, pour lesquelles Benkirane et sa formation semblent bien partis.
Enfin, et pour mettre en place une polarisation de la scène politique au Maroc, il faudra travailler et faire preuve d’imagination pour mettre en place, en moins d’un an, un parti qui puisse se dresser face au PJD. Une sorte de Koutla pourrait ainsi voir le jour, mais il faudra renoncer aux Lachgar, Chabat et autres de leurs semblables. La Fédération de la Gauche démocratique pourrait y avoir un rôle à jouer. Ancrage de gauche contre idéologie conservatrice ? Cela semble utopique mais la politique est l’art des possibles, dit-on...
La campagne électorale
L’enjeu était local et régional, mais la portée était nationale, ce qui a conduit les grands chefs des « grands » partis à mener une lutte sourde contre les idéologies et les postures et positions de leurs adversaires. Le vote était donc, ce 4 septembre, un avis donné par les électeurs sur l’opposition et la majorité ; certains analystes ont parlé de vote sanction, et il a bel et bien eu lieu, mais pas dans le sens que l’on pensait. Les
électeurs, qui avaient consacré le PJD au parlement en 2011, lui ont donné un blanc-seing pour la gestion des grandes villes et des régions, avec près des trois quarts des budgets. Désormais, le PJD joue son avenir.
La campagne électorale, par ailleurs et pour la première fois, s’est jouée sur internet, les médias électroniques et surtout les réseaux sociaux. On a remarqué que les murs en ville sont restés vides d’affiches, à l’inverse des murs Facebook. La communication était directe et interactive, et le résultat s’en est ressenti.
Le PAM
Ce parti a été créé en 2008, dans un but défini, contrer la vague islamiste. Mais s’opposer à un parti ne peut être le seul programme d’un autre parti, et le PAM en a payé les frais, après 4 ans de gestion PJD, moyennement efficace mais terriblement perspicace. Les dirigeants du PAM ne disent pas ce qu’ils feraient s’ils étaient au gouvernement, mais ce que n’a pas fait le PJD au gouvernement, quitte à mentir au besoin…
Le PAM a aussi un problème de casting. Mustapha Bakkoury est un très bon technocrate, mais un piètre politicien. Ilyas el Omari ne passe pas, ou plus. Celui qui est secrétaire général en titre n’agit pas comme tel, laissant la vedette à celui qui n’est officiellement que le numéro 2, et les deux n’ont pas, ou plus, le charisme suffisant pour battre Benkirane.
Une véritable naissance du PAM passerait par la mise en avant de personnalités ayant la légitimité politique, le charisme tribunicien, la compétence universitaire et l’intégrité personnelle. Khadija Rouissi, Nabila Banomar, Younès Skouri, Nadia Aloui ou encore Mehdi Bensaïd devraient prendre du galon pour éviter que le PAM continue de prendre l’eau.
Chabat et l’Istiqlal
Le bulldozer de Fès a tout emporté sur son passage, déboulonnant Afilal de l’UGTM, détrônant le clan el Fassi du parti, verrouillant Fès, ou du moins le pensait-il jusqu’à l’épreuve du suffrage universel. L’Istiqlal devra entamer une profonde refonte, avec un nouveau chef qui ait de la légitimité et de la crédibilité et un comité exécutif composé de politiques et non d’ « anciens », en majorité usés par leurs expériences passées, et pour certains par leurs turpitudes si souvent ressassées.
Chabat avait dit qu’il démissionnerait en cas de défaite. Le voilà défait : il pourrait gagner en prestige et préserver une part de son autorité en s’en allant ; mais le fera-t-il ? Peu de chances. Et s’il le fait, qui pour le remplacer ? Peu de profils.
Et pour ceux qui s’inquiètent du PJD ?
Disons-le clairement : en matière de gestion gouvernementale, le PJD a fait ce qu’il fallait, dans la limite de ce qu’il pouvait. Mais il inquiète bien des personnes par son positionnement idéologique. Elles ne devraient pas, car le champ religieux est le monopole incontesté du roi, et personne, pas même le PJD, ne souhaite le lui disputer. Ni ne le peut.
Contrairement aux Frères musulmans en Egypte, à Ennahda en Tunisie ou l’AKP turc, le PJD a une autorité supérieure, légitime et extrêmement populaire. Au Maroc, un gouvernement se contente de « gérer la boutique », la sécurité et la spiritualité se décidant ailleurs, plus haut… Benkirane le sait et manœuvre dans ses limites.
Le roi le sait aussi et le laisse agir dans ces mêmes limites, et tout le monde pourra remarquer que Mohammed VI, après son discours pédagogique du 20 août, s’est totalement retiré de la scène, laissant le jeu démocratique se dérouler normalement.
Le peuple le sait enfin, mais une partie de la société feint de l’ignorer, poussée par des démons incompréhensibles et/ou des intérêts compréhensibles. Mais une grande partie des électeurs PJD ont voté utile, délaissant le positionnement idéologique de ce parti. cela inciterait ce dernier à davantage privilégier l'aspect temporel sur le spirituel.
Un éditorialiste de la place disait la semaine dernière que « l’idée est toujours présente, vague et diffuse dans la société, que les islamistes se servent de la démocratie, mais n’y croient pas, considérant que c’est un moyen d’accéder au pouvoir pour en prendre le contrôle définitivement ». La charge est aussi forte que fausse.
Et le grand gagnant est…
Le Maroc et la démocratie, sans aucun doute. Une campagne électorale dans les règles, ou presque, une élection saluée par tous ceux qui sont de bonne foi, ou peu s’en faut, un roi qui règne et qui gouverne dans ses limites constitutionnelles, un gouvernement qui gouverne dans le cadre de ses attributions et communique avec une population qui a exprimé ses choix, des gagnants triomphants et des perdants qui semblent l’avoir accepté, avec l’inévitable goût de cendres dans la bouche.
L’idée d’exception marocaine gagne en puissance, quatre ans après les élections passionnées de 2011 et quatre jours après des élections apaisées de 2015.