Pourquoi appréhender l’ouverture de l’audiovisuel à l’investissement privé ?, par Khalid Baddou

Pourquoi appréhender l’ouverture de l’audiovisuel à l’investissement privé ?, par Khalid Baddou

Le Maroc a connu au cours des 15 dernières années une liberté dans la création d’entreprises médiatiques, notamment dans le domaine de la presse écrite et électronique, suivie par une ouverture à l'investissement privé dans le domaine de la radio. Malgré les mises en garde qui ont accompagné cette ouverture, surtout quand il s’agit de programmation de diffusion en direct, les expériences actuelles ont réussi à trouver un équilibre entre la liberté d'expression et l’augmentation des taux d'audience, attirant par la même occasion les investissements des annonceurs. La Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA) n'a pas enregistré des irrégularités graves pouvant affecter négativement cette expérience, ce qui a fait du Maroc un des pionniers dans ce domaine dans le monde arabe.

Bien que la gâteau publicitaire global n'a pas augmenté au cours des cinq dernières années de manière spectaculaire, les radios privées ont réussi à augmenter leur attractivité à la publicité, en transférant à leur avantage une partie des investissements des annonceurs qui étaient destinés à la télévision et à la presse écrite. La part d’investissement publicitaire à la radio est ainsi passée de 7% en 2010 à environ 20% actuellement.

Ainsi, la question qui demeure ouverte est : pourquoi le secteur de l’audiovisuel n’a-t-il pas profité de cette vague d’ouverture, malgré l’existence de plusieurs indicateurs de réussite de cette expérience, et la volonté de nouveaux investisseurs nationaux et internationaux de créer de nouvelles chaînes de télévision privées ?

Pour répondre à cette question, il faudra analyser les paramètres qui caractérisent le secteur de l’audiovisuel dans notre pays :

Premièrement, le secteur de la télévision est resté une zone réservée à l'État depuis sa création dans les années 60 du siècle dernier. Ainsi, le contrôle du « Ministère de l'Intérieur et de l’information » a maintenu des proches de l'administration à la tête de la chaîne nationale, avec une approche sécuritaire plus que de service publique. Dar El Brihi est devenu ainsi un mécanisme unique pour propager le discours officiel et encadrer les citoyens. D'autre part, ce système a installé au sein de la chaîne une bureaucratie administrative lourde et difficile à changer. Malgré la création de la Société Nationale de Radio et de Télévision (SNRT), propriété de l'État, cela s’est peu traduit au niveau des méthodes de travail et des modes de gestion.

Deuxièmement, le lancement de la deuxième chaîne à la fin des années 80 constituait une indication de la volonté de l'état de l'ouverture à de nouvelles expériences « privées », à travers ONA Holding. Une expérience qui n'a pas réussi après quelques années d’exercice, et 2M est revenue dans le giron de l'État pour adopter une ligne éditoriale quasi officielle, avec le maintien d'une marge de manœuvre plus libre dans le domaine des productions documentaires et dramatiques. Cette stratégie a réussi quelque peu en termes d’attractivité aux audiences et par conséquent aux annonceurs. 2M attire aujourd’hui en moyenne 40% de part d’audience, versus 25% des sept autres canaux de la SNRT cumulés. En termes de publicité, 2M a augmenté sa recette publicitaire à environ 800 millions de dirhams par an, versus 250 millions en moyenne pour les autres canaux de la société nationale.

Troisièmement, au niveau de la gouvernance, Faycal Laraïchi se trouve à la tête du pôle public depuis environ 16 ans, au cours desquelles il a réussi à créer un nouveau modèle de gestion, à travers la création de la Société Nationale de Radio et de la Télévision (SNRT) et le maintien de toutes les chaînes publiques sous son égide. Ajoutons à cela la mise en place des chaines thématiques (sportive, tamazight, Aflam ...) qui ont connu des réussites et des échecs mitigés. De plus, Laraïchi a pu développer au cours des dernières années un modèle économique pour SOREAD 2M, basant 95% de ses recettes sur le revenu publicitaire, tandis que les autres canaux du pôle public couvrent 85% de leur charge à  travers les taxes et l'argent du contribuable. Bien que


ce modèle ait les ingrédients du succès pendant les années de prospérité économique, il peut se retourner négativement sur les recettes des chaînes au cours de périodes de récession.

Quatrièmement, Medi 1 TV  était censée apporter une nouvelle expérience au paysage audiovisuel marocain, puisqu’elle disposait de plusieurs ingrédients de réussite : une volonté politique, une assise financière en plus d'une dimension régionale (la région de la Méditerranée), chose qui constituait les points forts de ce projet. Mais ces mêmes points forts se sont retournés contre la chaine et lui ont fait perdre le cap. Ainsi, Medi 1 TV est passée par une longue période de vide à la recherche d'une ligne éditoriale et d’une identité propre. La chaîne a dû recourir aux capitaux privés nationaux et internationaux, en l’occurrence de la CDG, IAM et des fonds Emiratis, pour maintenir sa diffusion et éviter l’interruption de ses programmes, malgré qu’elle peine aujourd’hui à améliorer ses audiences.

Les années 2009/2010 ont vu apparaitre des signaux de la possibilité de s’ouvrir à de nouvelles expériences télévisuelles dans le secteur privé, au point de déposer des projets intégrés sur la table de la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA). Mais pour des raisons inconnues, ce dossier s’est vu brusquement clôturé et reporté sine die.

Partant de ces constats, quelle raison empêche l'Etat de rouvrir à nouveau aujourd’hui le dossier de l'investissement privé dans le secteur audiovisuel ? Est-elle politique, économique ou sécuritaire ? Pourquoi des pays comme l'Égypte, la Tunisie et l'Algérie ont-ils ouvert l’espace aux privés, tandis que le Maroc est resté en bas du classement sur ce volet?

La réponse est peut-être aujourd'hui entre les mains des décideurs, mais cela n’empêche pas de présenter quelques arguments qui mettraient cette ouverture au rang du besoin urgent :

- Au niveau politique, après avoir traversé le printemps arabe sans trop de dégâts, et avoir engagé de nombreuses réformes constitutionnelles et politiques, le Maroc doit donner également des signes d'ouverture à la libéralisation du secteur de l’audiovisuel, en raison de l'impact positif que cela aurait sur les droits de l'homme et la liberté d'expression dans les forums nationaux et internationaux,

- Sur le plan social, les Marocains sont à la recherche depuis des années de chaînes de télévision qui reflètent leur vraie image et diversité, sans la cantonner dans des stéréotypes spécifiques et limités. L’ouverture aux chaînes privées nationales ou régionales est un moyen efficace pour concilier les Marocains avec la télévision locale, chose qui réduira leur dépendance aux chaînes étrangères qui propagent un modèle de société différent du notre,

- Au niveau économique, et en dépit de la récession du marché de la publicité en raison de la quasi-stagnation de l'économie nationale et surtout le nombre limité des entreprises qui ont recours à la télévision, la création de nouvelles chaînes télévision contribuera non seulement à attirer l'investissement national et international, mais aussi à créer de nouveaux postes d'emplois à forte valeur ajoutée. Elle contribuera également à la reprise d’activités de plusieurs sociétés de production nationales et à travers elles les comédiens, techniciens et réalisateurs, pour créer ainsi une dynamique et constituer le noyau d’un nouveau type d’écosystème. D’autre part, les nouvelles chaines privées ouvriraient la  porte aux TPE / PME (85% du tissu économique national) pour exploiter la télé à des prix plus abordables pour augmenter leur visibilité et leurs ventes par conséquent,

- Au niveau concurrentiel, les chaines privées engageraient le pôle public dans une nouvelle dynamique de compétition en faveur du téléspectateur et de l’annonceur marocains. La concurrence imposera également la révision des prix exorbitants des passages publicitaires, qui sont arrivés, par exemple, pendant le mois de ramadan dernier à des niveaux record (110.000 DH pour un spot de 30 secondes),

Ainsi sont quelques aspects positifs que l’ouverture du secteur de l'audiovisuel à l'investissement privé pourrait apporter. Cela exige une volonté politique et la gouvernance nécessaire pour insuffler une nouvelle dynamique dans les médias nationaux, dont l’impact positif se manifestera non seulement sur la psychologie du citoyen mais aussi sur l'image du Maroc aux niveaux national et international.