Abdelilah Benkirane… victime et bourreau, par Ahmed Amchakah

Abdelilah Benkirane… victime et bourreau, par Ahmed Amchakah

Depuis plusieurs semaines maintenant, le chef du gouvernement mène une campagne avant l’heure, parlant du programme électoral de son parti et des candidats que ce dernier a décidé d’envoyer en campagne pour défendre ses couleurs, et sa lanterne. Dans ses différentes et nombreuses sorties, Abdelilah Benkirane n’oublie pas de lancer des traits à ses adversaires politiques, essentiellement au PAM et à l’Istiqlal. L’homme revient sur ce qu’il avait déjà dit, récemment, sur al Jazeera concernant les presque quatre années qu’il a passées au gouvernement et les réformes qu’il y a initiées sur les plan économique et social, préférant visiblement une chaîne de télé étrangère que nationale pour le dire…

Lors de cette émission enregistrée à Qatar, Benkirane avait dit tout, et même plus, sur la politique, sur les épiciers, sur l’audace et le courage qui, selon lui, ont caractérisé l’action de son gouvernement, sur la popularité de son équipe et la sienne propre, puisqu’il semble croire les sondages effectués et publiés ici et là et bien que les Marocains ne s’y reconnaissent pas puisque leur ministre de l’Intérieur avait menacé des pires tourments ceux qui utiliseraient les résultats de ces enquêtes dans les campagnes électorales. Pourquoi Mohamed Hassad a-t-il dit cela ? Parce que, en bon makhzénien qu’il est, rompu aux techniques et travers de l’administration territoriale, il sait que ces sondages ne reflètent pas la réalité, ou au moins la déforment significativement.

Mais le plus important n’est pas là… En effet, sur al Jazeera, Abdelilah Benkirane a également parlé du roi Mohammed VI, précisant que c’est lui et lui seul qui dirige le pays alors que lui, Benkirane, pauvre créature de Dieu, n’est qu’un simple membre du Conseil des ministres !!! Le propos est inédit…. Il porte à croire que le chef du gouvernement s’attribue tout ce qui a été fait de positif mais rejette anomalies et dysfonctionnements sur les autres, ces mêmes autres qu’il a tantôt qualifiés de « démons », tantôt de « crocodiles », avant qu’il ne nous surprenne tous par cette sortie médiatique dans laquelle il dit que c’est Mohammed VI qui gouverne.

Les observateurs auront remarqué que dans son propos d’hier sur al Jazeera et d’aujourd’hui dans ce qui ressemble à sa campagne électorale, Benkirane s’est trouvé un mur des lamentations contre lequel il geint, sachant qu’il est passé maître dans l’art de se poser comme victime dans sa longue bataille contre ses bourreaux, dans une tentative d’attirer la sympathie, voire l’empathie, des téléspectateurs/électeurs.

Et, par bonheur et aussi par la grâce de la constitution 2011, Abdelilah Benkirane est devenu chef du gouvernement, et pas seulement premier ministre. Mais voilà…

Après que les urnes lui eurent conféré la première place aux législatives et du fait que ce premier rang le consacre chef du pouvoir exécutif,


Benkirane n’a pas su exploiter ses pouvoirs au mieux possible. Il est venu soliloquer et expliquer que ses attributions restent limitées et qu’il est membre du Conseil des ministres bien plus qu’il n’est chef du gouvernement.

Abdelilah Benkirane a-t-il donc si vite oublié le discours royal du 9 mars qui avait évoqué les grands changements à venir, changements que la constitution a plus tard adoptés à travers le renforcement du principe de la séparation des pouvoirs, de la mise en place d’institutions véritables et d’un gouvernement issu des urnes reflétant comme il se doit la volonté populaire ?

Aujourd’hui, le gouvernement, et son chef, disposent en vertu de la constitution de bien plus de pouvoirs que tous les gouvernements précédents qui se sont succédé depuis la constitution de 1962. C’est pour cela que cette interrogation est née dans l’esprit de tant de personnes : Benkirane veut-il en réalité nous ramener aux temps anciens, quand le débat et les esprits s’exacerbaient autour d’un seul article constitutionnel, le fameux article 19 qui avait alors suscité tant de joutes et attisé tant de conflits entre le palais et le partis d’opposition ? On dit que c’est le leader de l’Istiqlal Allal el Fassi et le Dr Abdelkrim Khatib qui avaient suggéré d’intégrer cet article dans la constitution. Puis on se souvient comment cet article avait été brandi et employé dans la confrontation de cette époque entre le sunnisme et le chiisme, à travers la promulgation de fatwas et autres textes réglementaires pour délimiter les contours du champ religieux.

Mais quand le groupe socialiste à la Chambre des représentants avait refusé la proposition du roi de prolonger le mandat parlementaire jusqu’en 1981, le roi Hassan II avait ressorti l’article 19, le faisant ainsi s’élargir de la sphère religieuse à la sphère politique.

Le roi avait fait un discours dans lequel il expliquait que son statut de commandeur des croyants lui imposait, en creux, le devoir de veiller à la continuité de l’Etat. Et sur cette base, Hassan II s’en était violemment pris aux socialistes qu’il accusait d’être sortis de la communauté, allant même jusqu’à menacer de dissoudre l’USFP pour cela. Depuis cette date, l’article 19 a pris son ascendant sur le reste de la constitution, avant de l’engloutir car tout l’édifice constitutionnel était alors devenu fondé sur l’allégeance en vertu et au nom de laquelle tout était contrôlé, à tous les échelons, dans toutes les administrations, partout dans le pays.

Dans la constitution de 2011, l’article 19 a disparu, et le chef du gouvernement a bien plus de pouvoirs que naguère, des pouvoirs que Benkirane aurait dû assumer, lui qui est hier arrivé à son actuelle fonction porté par les vents du printemps arabe, et qui aujourd’hui préfère se présenter comme une victime en lutte perpétuelle contre son bourreau.

Al Massae