Abdelilah Benkirane, par Mohamed Ahdad

Abdelilah Benkirane, par Mohamed Ahdad

Abdelilah Benkirane est un homme qui sait faire de la politique. Il a le sens de la concession au bon moment, dit oui alors que ses interlocuteurs s’attendent à le voir dire non et, quand tout le monde est persuadé de son acceptation de quelque chose, voilà que lui la refuse par un non sonore. Le plus dur en politique, et en politique marocaine principalement, est de savoir naviguer entre le « oui » et le « non » sans se faire broyer dans l’étau souvent évoqué par Hassan II. Et de fait, ce que nous a appris le parcours politique de Benkirane est qu’il a toujours su s’en sortir, alors que les autres tombaient invariablement dans l’oubli.

Ainsi donc, à travers les confidences faites au confrère Ismaïl Bellaouali à Zamane, on prend la mesure du sens de la manœuvre de Benkirane. Aux temps forts du conflit avec le palais, il avait su éviter l’incarcération alors même qu’il était l’un des principaux responsables de la Chabiba islamique, comme il l’admet lui-même. Il avait écrit à Hassan II, avait négocié en conciliateur avec les services, avait convaincu ses amis d’adresser un courrier à ces mêmes services pour obtenir l’élargissement de leurs camarades.

L’homme a un sens remarquable de la négociation. Ce n’est pas un hanbaliste (adepte de la doctrine de Hanbal, fondateur d’un des rites de l’islam), autrement il n’aurait pas écrit à Hassan II qu’ « il était lui-même salafiste ».

Lors des événements du 20 février, il avait tenu et persisté à se tenir à l’écart des manifestations qui avaient secoué des dizaines de villes marocaines, s‘était opposé avec la dernière énergie à ses amis et pairs à la direction du parti, en tête desquels se trouvaient Mustapha Ramid et Abdelali Hamieddine. Il avait, ce faisant, pris le risque d’exposer son parti à la scission, créant un malaise au sein de l’équipe dirigeante et scindant le secrétariat général en deux courants, comme cela n’était jamais arrivé au PJD du Dr Abdelkrim Khatib.

Mais sa vision était plus puissante et plus juste que celle de ses opposants… Quelques mois après, il avait réussi à se faire nommer chef du premier gouvernement de la nouvelle constitution de Mohammed VI. Il avait su et pu montrer que la politique était une question d’objectifs non de glapissements.

Durant la phase des négociations pour le très difficile accouchement du gouvernement Benkirane II, l’homme était entré en négociations avec le RNI, son ancien ennemi, ayant compris et admis que les événements qui se déroulaient à Tunis et au Caire n’allaient pas nécessairement dans un sens positif pour son parti. Au final, la seconde version du gouvernement


était sortie, le PJD avait perdu le ministère des Affaires étrangères et Benkirane avait accepté des concessions dans tous les autres départements ministériels, prenant le risque de s’attirer les foudres des bases de son parti. Malgré cela, il avait eu le courage de se présenter devant son Conseil national, la tête aussi haute que l’était son verbe : « Que ceux qui veulent continuer avec nous le fassent, et que les autres quittent le navire s’ils veulent ».

Il est vrai que cet homme a passé le plus clair de son temps, c’est-à-dire beaucoup de temps, à mettre le palais en confiance, s’évertuant à le convaincre que les islamistes ne sont plus ce qu’ils avaient été, et qu’ils ne s’occupaient plus autant qu’avant de prédication, mais se préoccupaient davantage de politique. Que signifie faire de la politique ? Les islamistes ont multiplié les contacts et amis dans l’appareil d’Etat, faisant des concessions quand il le fallait, exactement quand et comme il le fallait… les opposants d’hier voulaient devenir les gouvernants d’aujourd’hui, la chasse aux fonctions et aux honneurs était désormais ouverte, l’appétit aussi, et le pouvoir n’avait jamais été aussi attrayant.

Dans l’affaire Aftati, le chef du gouvernement avait veillé à ce que tout ce passe dans le calme. Le député d’Oujda, « l’hurluberlu », avait été sacrifié. Benkirane aurait pu dire « non », et se serait immédiatement attiré la sympathie de tous ces militants qui voyaient en « Monsieur » Aftati le dernier rempart contre l’Etat profond et le monde parallèle de la politique. Mais il a fait le contraire, l’exact contraire, sacrifiant Aftati. Purement et simplement.

Et donc, le chef du gouvernement a su montrer une étonnante souplesse dans ses rapports avec toutes les institutions d’Etat. Et quand il voyait que les choses n’allaient pas comme il l’entendait ou comme il l’avait prévu, il changeait de discours d’une manière assez extraordinaire. Benkirane est un homme politique qui a été en mesure de conduire son parti et ses amis sur une voie sûre, à bon port, alors même que tous les autres partis islamistes dans le monde arabe tombaient les uns à la suite des autres.

Mais… ce que n’a pas compris cet homme  est que sa volonté de s’approcher en permanence des arcanes du pouvoir l’expose au sort de ses prédécesseurs et en particulier l’USFP qui avait conduit, un jour, une alternance passée, révolue. Un jour, le chef du gouvernement ira se chercher une voie ailleurs, « dans le vaste monde », quand il comprendra ce qu’avait suggéré un jour Mahmoud Darwich en parlant d’autre chose, mais qui s’applique au makhzen : « Il se joue des héros et se moque des victimes ; il les utilise un temps, puis s’en va ».

Al Massae