En attendant que l’on se réveille…, par Abdallah Damoune

En attendant que l’on se réveille…, par Abdallah Damoune

Les gens se sont-ils demandés, ne serait-ce qu’une fois seulement, ce qui les a conduits à s’intéresser à cette affaire dite de la « jupe » ? Se sont-ils posés la question suivante : L’histoire de cet « homme », sorti nuitamment à Fès en tenue plus ou moins féminine est-elle plus importante que d’autres problèmes qui concernent leurs quotidiens ? Les Marocains se sont-ils déjà sérieusement demandé comment ils réfléchissent et pourquoi ils choisissent certains thèmes d’intérêt plutôt que d’autres, et ce qui les incite à privilégier telle question plutôt que telle autre ?

Les gens discutent et débattent encore de l’affaire dite des jupes d’Inezgane et de l’homosexuel de Fès… et ces derniers jours, une vidéo a circulé sur le web montrant une jeune adolescente vêtue d’un short dans un souk de Safi ; cette vidéo a fait le tour de l’Europe, comme si le Maroc était devenu ce lieu où l’on ne parle que de jupes, d’homosexualité et de shorts…

Ne doutons pas que dans les jours qui viennent d’autres histoires apparaîtront, qui happeront les Marocains et se placeront au centre de leurs préoccupations. Et gageons que ces histoires seront aussi fades et encore plus vides de sens que les précédentes… En effet, et c’est ce qui est le plus curieux, nous avons remarqué que ces affaires qui suscitent tant d’intérêt et encore plus de débat viennent de vidéos insipides mises en ligne sur Youtube… Plus étrange est que des films bien plus importants, toujours sur Youtube, n’intéressent que très peu de personnes. Et c’est pour cela que nous nous interrogeons : Qui décide des questions primordiales pour les Marocains ? Qui oriente leurs réflexions ? Et qui impose aux gens les thèmes de leurs débats ?

Alors que les populations, d’Oujda à Lagouira, n’avaient de pensées que pour les jupes d’Inezgane, et alors que tous les médias, en ligne ou en papier, ne se souciaient que de cela, comme si le Maroc était menacé du feu nucléaire, d’autres faits s’étaient produits sous notre nez, sans que nous nous en préoccupions un seul instant. Ces faits étaient nombreux et divers, mais revenons sur l’un d’entre eux.

Voici quelques semaines, les médias nous avaient appris que la police espagnole avait procédé à la saisie de près de 50 tonnes de drogue au port d’Algesiras. Jusque-là, tout est normal, car ce type de prise se produit dans tous les ports et aéroports du vaste monde qui est le nôtre. Le plus étonnant est ailleurs… Il est dans le fait que ces 50 tonnes avaient transité par le port de Tanger-Med, que l’on nous présente comme s’il était la Kaâba, alors que ce qui s’y passe est proprement effarant.

Mais nous, ces 50 tonnes, nous nous en sommes point inquiétés, occupés que nous étions par les jupes d’Inezgane. Si nous nous étions penchés ne fût-ce que quelques instants sur cette histoire de trafic de drogue, bien des choses auraient pu être changées dans ce pays. Las…


il semblerait que le lobby qui se charge de l’orientation de nos préoccupations sait parfaitement ce qu’il fait.

Sommes-nous un peuple malade, ou alors un peuple ignorant ou, plus simplement, un peuple fantôme ? Question franche et rude, mais il est parfaitement incompréhensible que les gens oublient aussi facilement que 50 tonnes soient passées par le plus grand de leurs ports aussi facilement qu’un pou dans la tête d’un voyageur, et que ces mêmes gens n’aient continué de se soucier que du port vestimentaire de deux femmes majeures et vaccinées qui ont revêtu des jupes puis sont sorties dans la rue, comme le font chaque jour des milliers, voire des centaines de milliers de femmes, dans tout le pays…

Et voilà donc que des millions de nos compatriotes se sont concentrés sur ces jupes que personne n’a vraiment vues, oubliant les dizaines de tonnes de drogue dont les plus grands journaux du monde ont abondamment parlé, présentant le port de Tanger-Med comme une passoire qui laisse transiter toute cette effrayante quantité de drogue, au point que de grands journalistes se sont interrogés sur ce monstre qui laisse passer d’aussi monstrueux tonnages de stups…

Jusqu’à aujourd’hui, nous ne savons pas qui était le propriétaire de ces 50 tonnes. Nous n’avons entendu parler que des sanctions qui ont frappé deux malheureux douaniers, puis l’affaire a été enterrée, ou plutôt plongée dans une de ces interminables enquêtes dont on apprend l’ouverture mais dont on ne connaît jamais ni la fin ni l’issue. En effet, si nous étions informés des suites judiciaires, si suites il y a, bien des choses changeraient et c’est bien la raison pour laquelle les enquêtes sur les drogues commencent et ne se terminent jamais.

Cela étant, l’affaire des 50 tonnes n’est pas la seule qui ait secoué cet immense port. Il y a quelques mois, les douanes espagnoles avaient procédé à la prise de 80 tonnes cette fois, venant elles aussi de Tanger-Med, et jusqu’à l’écriture de ces lignes, on ne sait toujours pas à qui appartenait ce chargement. Est-il raisonnable que cette quantité passe en une semaine par cette infrastructure que l’on présente comme une merveille, malgré les appareils gigantesques appelés scanners et sous les yeux de dizaines d’agents et d’officiers, et que plusieurs mois après, personne ne sache ni n’apprenne les ressorts de cette affaire ?

Mais il semblerait que les gens aient d’autres préoccupations dans ce pays, autres que le drogue, bien que la drogue au Maroc conditionne tant la politique que la société, modèle les partis et attire les notables, fonde l’économie et crée la richesse. Mais tout cela est rien… le plus important est la jupe d’Inezgane, l’homo de Fès, le short de Safi, l’idylle de deux ministres, et bien d’autres choses aussi vaines et futiles… les gens doivent être divertis par des faits anodins afin qu’ils ne s’intéressent pas aux événements importants.

Alors, en attendant que l’on se réveille… bon vent à tous les dealers et trafiquants de ce beau pays.

Al Massae