Des juges qui préjugent et se déjugent…, par Taoufiq Bouachrine

Des juges qui préjugent et se déjugent…, par Taoufiq Bouachrine

Les services de police d’Inezgane ont procédé à l’arrestation de deux hommes, les suspectant d’avoir harcelé deux jeunes femmes au motif de leurs tenues vestimentaires qu’ils n’auraient pas trouvé à leur goût. Cela signifie que le procureur a pris la mesure de son erreur d’appréciation quand il avait décidé de poursuivre les deux femmes portant des jupes et avait occulté les faits d’harcèlement dont elles ont été victimes pour leurs robes qui auraient suscité les (mauvais) instincts de leurs tourmenteurs.

Et ainsi donc, M. le procureur du roi, et sous la pression des médias et de l’opinion publique qui avait contesté la mise en accusation des deux femmes, a pris hier vendredi 3 juillet la décision d’arrêter les deux hommes pour avoir harcelé les deux jeunes filles lesquelles venaient d’Agadir, sont entrées dans le souk d’Inezgane et ont été prises à partie par la foule en raison de leurs vêtements. La remise en cause du parquet est heureuse, puisque 20 jours avant il n’avait pas jugé utilise de considérer que le délit était commis par ceux qui avaient harcelé et non celles qui portaient leurs jupes, sachant que la loi marocaine n’impose ni hijab ni niqab ni aucune tenue vestimentaire en particulier.

La faute du procureur d’Inezgane a été évitée par celui de Fès qui a publié le jour même du lynchage d’un jeune homme un communiqué condamnant fermement l’agression de celui-ci au prétexte qu’il serait homosexuel et qui a ensuite fait procéder à l’arrestation de deux personnes pour coups et blessures sur la voie publique et mise en danger de la vie d’autrui. Immédiatement après ces faits, les deux ministres de la Justice et de l’Intérieur ont à leur tour publié un autre communiqué mettant en garde quiconque voudrait « se faire justice lui-même », au défi de l’autorité publique.

Ces événements appellent de notre part quelques remarques…

1/ L’opinion publique prend de l’importance dans ce pays et devient de plus en plus influente. Les citoyens, du fait du développement des moyens de communication, de youtube, des réseaux sociaux et des médias, expriment de mieux en mieux leurs opinions, et pèsent de plus en plus sur les décisions, critiquant, revendiquant et raillant au besoin les prises de position publiques, comme jamais auparavant dans le royaume conservateur qui est le nôtre. Tout événement qui se produit dans une ville, un village, un quartier ou même une rue prend très vite une ampleur nationale, voire mondiale, comme cela s’est produit pour la raclette ou le couple gouvernemental, entre entres cas fortement médiatisés… Il appartient donc au gouvernement, à la justice et à tous les organismes d’Etat, petits ou grands, de prendre cela en considération. Tout cela ne reste plus circonscrit au monde virtuel mais bascule très vite dans la réalité quotidienne de tous.

2/ La politique pénale est encore trouble au Maroc et chaque procureur agit selon son opinion et son appréciation des faits. Le parquet d’Inezgane, donc, a décidé de poursuivre deux femmes parce qu’à son avis leurs vêtements étaient indécents, mais a laissé libres ceux qui les ont harcelées et les ont exposées au danger ; puis, 20 jours près, il a fait volte-face et a ordonné la poursuite des véritables agresseurs de deux femmes libres, somme toute, de s’habiller à leur convenance. Le procureur de Fès, quant à lui, a pris sur lui d’arrêter les hommes qui ont frappé un homosexuel à Fès, sans n’adresser aucune accusation à ce dernier, victime et non coupable. Quant au procureur de


Skhirat, voici un mois, il avait présenté le moniteur de taekwondo en état d’arrestation à la justice, lui imputant la responsabilité de la noyade de 11 enfants, mais il avait occulté la responsabilité de l’Etat dans ce drame, alors même que le chef du gouvernement, chef du ministre de la Justice lui-même chef hiérarchique du parquet, avait un tout autre avis sur la question…. Nous pouvons égrener des dizaines de cas semblables où les procureurs agissent selon leurs convictions, du fait que la loi leur confère un large pouvoir d’appréciation et qu’ils procèdent dans une certaine logique qui est la leur au lieu de privilégier celle de la pertinence de la poursuite et sa légitimité. Tout cela donne une grande marge de manœuvre dans la lecture des textes juridiques et des faits, mais n’explique en rien cet écart dans les jugements des procureurs, au point que ce qui est considéré comme crime à Fès n’en est pas un à Inezgane, ou que le criminel de Tanger peut être lavé de tout soupçon à Laâyoune… Il est donc nécessaire d’établir des critères et d’imposer des règles pour ce pouvoir d’appréciation placé entre les mais des différents parquets du royaume, qui activent les procédures ou classent les dossiers, qui poursuivent en état d’arrestation ou décident de la liberté provisoire, qui déclenchent des enquêtes ou se suffisent de ce dont ils disposent comme éléments, qui convoquent, révoquent… Des faits très sensibles ne peuvent et ne doivent pas rester à la discrétion d’un fonctionnaire dans un tribunal, alors même que ses décisions peuvent avoir un si grand impact sur le pays, sur sa stabilité, sa réputation et, in fine, ses intérêts…

3/ Les événements de Fès, d’Inezgane, de Marrakech, de Skhirat et d’ailleurs posent de nécessaires et utiles questions sur la culture des magistrats du parquet et le legs biaisé qu’ils ont reçu. Ainsi, ces magistrats héritent d’une logique de sévérité et de fermeté dans l’application des textes, ne disposent visiblement pas d’une culture de droits et ne sont pas adaptés aux dernières évolutions du pays et du monde en matière de droits humains, où les hommes sont devenus plus égaux, quels que soient leurs richesses, leurs pouvoirs, leurs catégories sociales ou leurs qualités. Prenons l’exemple d’une décision de poursuite en état d’arrestation…  Les procureurs prennent cette décision avec une déconcertante et inquiétante facilité, au point que la moitié de la population carcérale est détenue préventivement, soit une bonne cinquantaine de milliers de personnes, dont la plupart présentent pourtant les garanties requises pour ne pas se soustraire aux convocations des juges le moment venu…

Aujourd’hui, au parlement, on débat de la réforme de la justice, du parquet et de son indépendance à l’égard du pouvoir exécutif, de la nécessaire utilité de demander des comptes aux responsables des parquets du fait que si leurs décisions sont juridiques et judiciaires, elles relèvent également de la politique pénale à adopter puis à suivre. Il est donc utile que les élus de la nation élèvent leur niveau de réflexion pour élaborer des textes aidant et œuvrant à régler ces problématiques aussi complexes que sensibles car ayant trait à la démocratie, à la justice, à l’équité et, par là-même, à la stabilité générale de l’édifice social et politique. Le reste, il appartient à Facebook, Youtube et aux manifestations de rue.

Les temps changent, les Marocains changent et le monde entier change. Et ceux qui n’ont pas pris la mesure de ces changements ou n’ont pas voulu les comprendre seront emportés par les vents du… changement.

Akhbar Alyoum