# Mettre une jupe n’est pas un crime, par Sanaa Elaji
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- 03 juillet 2015 --
- Opinions
Rappel des faits : deux jeunes femmes marchent dans le souk d’Inezgane, portant des jupes dont on a dit qu’elles étaient courtes. Elles ont été abordées par des jeunes qui leur ont demandé leurs numéros de téléphone. Refus des deux jeunes femmes, qui leur a attiré les insultes des hommes éconduits, plus tard rejoints par une cohorte de vendeurs. Les choses auraient pu virer au drame si les deux jeunes filles n’avaient trouvé refuge dans une échoppe, d’où elles ont appelé la police. Mais, une fois arrivés sur les lieux, et au lieu d’interpeler les agresseurs, les policiers ont emmené les deux femmes qui ont passé une nuit en garde à vue avant de s’entendre notifier leur comparution devant le tribunal, en état de liberté provisoire, pour « atteinte à la pudeur publique ».
Et du fait que je suis une femme et que je vis dans ce pays qui a concentré ses désillusions dans les corps de mes semblables, je me suis repassé le film des événements. Je puis affirmer qu’il n’existe pas une femme au Maroc, marocaine ou étrangère, jeune ou moins jeune, célibataire ou mariée, parfois même enceinte, en jupe courte, en robe longue, en jellaba, en jeans, voilée ou pas… qui n’ait pas été exposée à plusieurs reprises à une quelconque forme de harcèlement, parfois avec quelque brutalité qui lui a fait craindre pour sa sécurité. Et donc, toute femme au Maroc, quoi que puissent être sa mise vestimentaire habituelle et son âge, est en mesure de revivre dans sa mémoire ce qui s’est produit pour les deux jeunes femmes d’Inezgane, et peut aussi imaginer que cela aurait pu lui arriver à elle, un jour.
Il existe des personnes qui voudraient nous faire accroire que ce qui s’est passé n’est qu’un événement passager et anodin que certains voudraient amplifier et que d’autres souhaiteraient instrumentaliser à des fins électorales. Ces gens souhaitent nous conduire à penser que les femmes au Maroc n’endurent rien qui puisse menacer leurs libertés, et que le Maroc est cette belle exception que l’on entend un peu partout, que les formes de harcèlement qui se produisent ici et là ne sont pas bien méchantes et qu’elles ne font qu’ « exprimer l’admiration de certains pour la beauté et la grâce de certaines »…
Et puis je reconnais que j’ai été effarée, effrayée, par les commentaires de plusieurs personnes qui affirment que « la police a interpelé les deux jeunes femmes parce qu’elles portaient des jupes plus courtes que nécessaire »… « Que les jupes que portaient ces femmes n’étaient pas comme les autres, mais plus relevées » !... En serait-on arrivés, aujourd’hui, au Maroc, à ce que les gens, la loi, la police et la justice définissent la longueur autorisée de nos jupes et de nos robes, à mesurer le seuil en-deçà duquel ces vêtements deviendraient des « outrages à la pudeur publique » ? Et, si oui, qui décidera de ces critères, et selon quels critères ?
Je suis une femme, qui aime autant, sinon plus, son pays que ceux qui atténuent la gravité de ce qui s’est produit à Inezgane… je suis une femme qui tente de lire les faits et de les raccorder les uns aux autres… et pour ces raisons, je dis, j’affirme que « non, ce qui s’est produit n’est pas anodin ». Dans le passé, nous nous accommodions plus ou moins de ce type de harcèlement, tout en le condamnant et en nous en plaignant… mais
l’histoire d’Inezgane devient une sorte d’institutionnalisation de ces comportements et une reconnaissance du rôle prééminent de l’homme, des hommes. On pourrait penser aujourd’hui qu’il appartient à tout individu d’agresser toute femme qui passerait à sa portée, au point de mettre en péril sa sécurité… Il ferait ce qu’il entendrait, comme il le voudrait, et s’en irait, l’âme et les sens en paix, pendant que la femme, sa victime, serait poursuivie pour atteinte à la pudeur.
Aujourd’hui, au Maroc, nous en sommes à considérer que l’exposition des milliers (des millions ?) de femmes au harcèlement ne pose aucun problème. Une femme harcelée serait donc, nécessairement, une femme peu ou mal vêtue. Mais alors, que dire de ces milliers d’enfants violés chaque année ? Une petite fille, agressée sexuellement, aurait-elle aussi attiré la convoitise et attisé les sens de ce brave homme qui ne faisait que passer à côté d’elle ? Et que dire des viols des femmes âgées, parfois même par leurs plus proches parents (le fils, le frère…) ? Cela ne signifie-t-il donc pas que les choses, plus simplement, tiennent à un dérèglement dans l’esprit de tous ces hommes qui ne voient dans une femme qu’un corps, de tous ces types qui réfléchissent avec leurs organes sexuels bien plus que dans le cadre de leurs valeurs, leur morale et leur conscience, quand ils en ont ?...
Ainsi donc, les jambes d’une femme menacent la pudeur, mais pas le harcèlement ? Une jupe peut soulever les masses, mais pas le viol, la corruption et la dépravation ? Une robe met tout le monde en émoi, ce même monde ne disant rien quand un homme sort son organe pour uriner contre un mur, ou sur le bord d’une route ? Une belle chevelure féminine énerve les foules, mais pas les viols des femmes, des enfants ?...
Que le corps d’une femme puisse susciter l’envie d’un homme est une chose tout à fait concevable car naturelle, de la même manière que l’inverse est tout aussi vrai. Mais ne sommes-nous pas des êtres humains, supposés contrôler nos instincts et nos pulsions ? Nous jeter sauvagement sur l’objet de notre désir est un comportement que même certains animaux s’interdisent…
Il ne s’agit pas ici d’un cri pour que les femmes puissent porter des jupes ou non, courtes ou pas, mais d’un cri pour que ces mêmes femmes soient respectées dans leurs libertés et leurs dignités qui reculent de jour en jour. Il n’appartient ni aux hommes ni à la loi ni aux tribunaux de nous dire ce que nous devons porter et où le porter. Le corps d’une femme est bien malheureusement encore une obsession pour bien des gens qui considèrent qu’il est le lieu unique de la morale et de la vertu. Mais ces derniers mois et ces dernières années, les choses ont empiré, et cela doit tous nous interpeler, nous inquiéter car tous autant que nous sommes, hommes et femmes, nous ne pouvons garantir nos acquis éternellement ; si nous n’y prenons pas garde ou que nous baissons la garde, ces acquis seront remise en cause, reculeront, pourront même disparaître. Il existe tellement de pays qui nous enseignent que si on ne lit pas convenablement les évolutions et les glissements des sociétés, les acquis reculent.
Terminons par cette réflexion de Simone de Beauvoir (1908-1986) : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ».
Al Ahdath al Maghribiya