Le crépuscule des "pieux" et le bûcher des vanités, par Aziz Boucetta
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- 19 juin 2015 --
- Opinions
Quatre ans après le début du printemps arabe, on assiste à un reflux massif des mouvements islamistes dans le monde arabe, et en Turquie aussi. Depuis 2011, les systèmes politiques ont vacillé, puis se sont repris, sous d’autres formes que les précédentes. Les lignes de démarcation ont bougé, dans un sens qui fait tout de même penser que ce printemps n’aura pas été inutile. Mais en face, les forces en présence ne sont pas au niveau requis par des sociétés, et surtout des jeunesses, en quête de nouveautés…
Islamistes de tous les pays, raidissez-vous !
En Tunisie, après ce qui avait ressemblé à un triomphe en 2011, le parti Ennahda a été défait lors des législatives en 2014. Se réclamant de l’AKP turc de Recep Tayyib Erdogan, il a plus tard assisté au recul de son modèle. En effet, le parti dirigeant la Turquie depuis 2002 a perdu sa majorité absolue et est obligé de composer, pour ne pas se décomposer devant l’offensive de petites formations. En Egypte, on a vu comment la troupe avait refusé de tirer sur les manifestants en 2011 et comment elle a durement réprimé les partisans des Frères musulmans en 2013 ; dans l’intervalle, le parti du président élu Morsi avait tenté d’islamiser en force une société qui s’y refusait.
Les acquis discutables de l’équipe Benkirane
Au Maroc, le PJD d’Abdelilah Benkirane su tirer profit du printemps marocain, et s’est hissé en pole position aux élections de 2011. Il conduit, depuis, le gouvernement. Ses succès sont aussi incontestables que discutables… Une décompensation partielle des produits de première nécessité, une augmentation symbolique des bourses d’étudiants et un fonds tout aussi symbolique pour les veuves, en plus de la baisse des prix de quelques médicaments et d’une lutte poussive contre la corruption au sein de la justice… Le reste est dû à la sympathique gouaille du chef du gouvernement, du PJD et des islamistes dits modérés, Abdelilah Benkirane.
Les acquis économiques du gouvernement sont davantage dus à une conjoncture mondiale favorable qu’à une politique industrielle et sociale hardie. La baisse des cours mondiaux de l’énergie, combinée à la reprise de l’activité dans la zone euro et surtout aux Etats-Unis auront été plus bénéfiques à l’économie marocaine que la politique de l’équipe Benkirane.
Le crépuscule des « pieux »
A y regarder en profondeur, Benkirane aura plus réussi à scinder la société qu’à souder le pays. Les pressentiments craintifs des opposants, s’additionnant aux sentiments négatifs des partisans, auront conduit à un ressentiment général des uns et des autres..
L’ « art propre ». Au commencement, Mustapha el Khalfi avait agité l’idée de l’ « art propre », une notion nouvelle pour les Marocains. Agitation de la société, et recul du ministre idéologue. Des années ont passé et on voit aujourd’hui le même el Khalfi s’agiter encore contre un film de mauvaise facture, et justement controversé, de Nabil Ayouch. Mais si les critiques virulentes contre ce film peuvent se justifier, le ministre semble mener pour sa part une cabale personnelle contre son réalisateur.
Les femmes. Les femmes, portées par les mini-mesures et transportées par les demi-mesures, n’ont pas gagné grand-chose à l’arrivée. Il ne suffit pas de proclamer que l’islam est juste envers les femmes, il faut montrer ce que les islamistes peuvent faire pour les femmes.
A ce propos, le discours de Benkirane est flou. De l’absence de femmes dans
son premier gouvernement à sa récente envolée sur la réaction d’un homme face à son épouse adultère, en passant par les « lustres », quand il avait dit que « les foyers marocains se sont éteints quand les femmes en sont sorties pour travailler », le chef du gouvernement va à contresens de la société. Celle-ci connaît en effet un renouveau générationnel où les femmes se considèrent et sont considérées comme ce qu’elles sont et qu’elles n’auraient jamais dû cesser d’être : les égales de l’homme. Et que ceux qui récusent ce constat scrutent autour d’eux ce que font les femmes pour eux…
Le Code pénal. En dépit de ses incontestables avancées (harcèlement, crimes contre l’humanité, peines alternatives), le projet de Code pénal comporte des réminiscences réactionnaires, comme l’introduction de l’idée de crime d’honneur, les relations sexuelles hors mariage ou la criminalisation de la rupture du jeûne hors justification légitime (i.e. religieuse). Chassez le naturel, il revient au (triple) galop…
Contrairement aux Turcs laïcs et aux Tunisiens laïcisés, les Marocains sont à égale distance entre le conservatisme et la modernité, aussi ouverts sur l’avenir qu’attachés à la tradition. Et bien que Benkirane semble bénéficier d’une popularité considérable, il ne faut pas se leurrer. Cette popularité est d’abord celle de l’homme et non d’un parti, un homme qui sait faire de la politique, parlant beaucoup, dans une langue simple, de sujets populaires. Elle est ensuite celle d’une intégrité personnelle que l’on ne saurait lui disputer, contrairement à ses pairs de la scène politique. Le chef du gouvernement en est conscient, lui qui, après avoir copieusement et longtemps moqué les réseaux sociaux, a brusquement fait volte-face et décidé d'ouvrir une page Facebook et de recevoir les "influenceurs" du web. Il se dit sans doute qu'il n'influence plus autant qu'avant...
Mais qui a-t-on en face des pieux ? Des vaniteux.
Le bûcher des vanités. Entre un Chabat arrogant qui a troqué l’intelligence politique pour une capacité manœuvrière douteuse, un Driss Lachgar occupé à ensevelir son parti sous les décombres des egos et des ambitions et un Ilyas el Omary qui ne parvient pas à se faire une place au sein du PAM depuis que son mentor Fouad Ali el Himma est parti pour d’autres fonctions, il n’y a plus personne pour contrecarrer le PJD et son chef. Les vanités des uns et des autres se fracasseront inévitablement contre le populisme des islamistes, ou se brûleront les ailes dans le feu des critiques qui leur sont unanimement adressées.
La société civile, dans sa frange autoproclamée moderne, agit comme si elle était détachée de la société tout court, qui aurait pu la suivre si elle avait marché en ordre serré et dans une démarche cohérente. Au lieu de cela, elle essaie de défendre des positions qui pourraient l’être si elles n’étaient émises de manière provocante et provocatrice pour des Marocains qui, somme toute, restent conservateurs dans leur ensemble. Une posture vaniteuse, car sourde aux appels à la modération dans la volonté d’avancée morale.
Les anti-islamistes, qui se trouvent tant en dehors que dans le gouvernement, peinent donc à convaincre et à mobiliser. Il n’est pourtant pas difficile de remporter une élection contre un parti qui, ne l’oublions pas, n’aura percé en 2011 qu’avec 1.2 million de voix sur 6 millions d’électeurs
Et donc, à la veille d’une année électorale, les vaniteux ne mobiliseront pas et les pieux ne rassembleront plus…