Code pénal et rapports de force, par Noureddine Miftah
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- 08 mai 2015 --
- Opinions
S’il est quelque chose de positif dans le projet de Code pénal exposé par le ministre de la Justice et des Libertés Mustapha Ramid, c’est bien d’avoir suscité un débat public intense et profond, dépassant de loin les aspects techniques pour s’atteler principalement aux différentes conceptions du choix sociétal que nous voulons pour le Maroc présent et à venir. Les arguments politiques et idéologiques ont procuré à cette plateforme juridique une dimension sociétale d’importance, la faisant surpasser les simples questions de la norme et de la sanction.
On s’est ainsi intéressé à cette difficile question des libertés individuelles, incarnées essentiellement dans la liberté de conscience, la liberté de pratique religieuse et la liberté sexuelle, en plus du cas de la peine de mort…
Mais tout le monde s’accorde à dire que ce projet de Code pénal a été élaboré selon une approche participative sans précédent dans ce pays. Il émane du dialogue national autour du système marocain de la justice, lequel a abouti à une charte pour la réforme de ce système. Et donc, on peut dire que les choses sont encore en discussion ; et si certains ont reproché au ministre de la Justice d’avoir anticipé le débat public en affichant une position de fermeté et en refusant de discuter des points de divergence, on peut affirmer également que le ministre aurait pu faire montre de retenue… en effet, dans des sociétés organisées, le dernier mot revient aux institutions et c’est donc le parlement qui tranchera en fin de compte.
Et puis, on reconnaît également que le projet soumis au débat a apporté et comporté des éléments positifs. Exemples : sa conformité avec le statut de Rome en cela que le Maroc, une fois qu’il aura voté ce nouveau Code pénal, pourra poursuivre les mêmes personnes qui seraient accusées par la Cour pénal internationale. De plus, c’est la première fois que le royaume criminalise le harcèlement sexuel, le mariage sous la contrainte et la discrimination. Par ailleurs, la notion de peines alternatives est introduite dans le nouveau texte, comme le travail d’intérêt général et les amendes journalières.
On peut donc dire que les 800 articles contenus dans ce document œuvrent à mettre le nouveau Code pénal en accord avec l’esprit et la lettre de la constitution et des textes juridiques internationaux. Et lorsque nous disons « œuvre », cela signifie qu’il existe certains de ces articles qui y tendent et d’autres qui gagneraient à être améliorés.
Mais si la règle juridique est en principe abstraite et générale, elle n’est pas pour autant toujours le fait de juristes mais relève presque toujours d’un équilibre dans le rapport de forces au sein de la société. Et donc, les articles et les textes ne sont pas exempts d’erreurs ou d’errements, et peuvent, et même doivent, être appelés à évoluer et à être corrigés en fonction des évolutions et des mutations sociales. Il existe en effet dans toute société des fondements de valeurs, de culture, de civilisation, qui peuvent tour à tour être figés, ou appelés à changer.
Ainsi, si nous prenons le cas de la peine de mort par exemple, la position des militants des droits peut apparaître sage car ce châtiment est en vérité brutal et il ne doit en aucun cas être permis à une société de retirer le droit à la vie à d’un individu. De plus, il faut dire que ce débat n’est pas propre au Maroc uniquement, mais il est ouvert dans le monde entier. Il existe en effet de nombreux pays où l’abolition de la peine capitale est encore une revendication, et non un fait. Lors d’un récent colloque organisé à Rabat par le ministère de la Justice, un avocat s’est écrié que l’abolition plongerait le Maroc dans la loi de la jungle et que si la loi ne tuait pas un fratricide, il s’en chargerait lui-même ! Il faut cependant reconnaître que le projet a fortement réduit les cas où cette peine est prononcée, tout en la maintenant, sachant que par ailleurs, elle n’est plus appliquée. Et donc, cette question restera en suspens et ne pourra être définitivement tranchée que suite à l’évolution de la culture sociale et juridique du pays et non seulement du gouvernement. Et c’est là le point qui importe.
Quant à la liberté de culte, elle connaît une confusion claire dans le débat public. En effet, le projet de Code pénal ne criminalise pas le changement de religion, pas plus qu’il ne reprend à son compte ce Hadith (propos) non établi du Prophète : « Tuez quiconque renonce à l’islam ». En revanche, il prévoit des sanctions pour l’offense aux religions ; or, ce terme d’ « offense » est aussi mentionné dans les textes et protocoles internationaux. Lorsque nous débattions du Code de la presse, nous avons passé des années, avec tous les progressistes, à réclamer le changement du texte concernant les trois fondamentaux du pays – monarchie, islam et intégrité territoriale – par un autre, plus précis ; nous
avons toujours réclamé de changer l’expression vague « atteinte à l’islam » par cette autre, onusienne, qui comprend le terme « offense », de même que nous avons également demandé que l’article se rapportant à ce point ne concerne pas uniquement l’islam, car les musulmans sont « ceux qui croient à ce qui t'a été révélé et à ce qui a été révélé avant toi et qui croient fermement à la vie future » (2 : 4). Et, d’une façon générale, s’il existe une unanimité sur le fait d‘interdire l’insulte et la diffamation contre les individus, alors cela doit également s’appliquer aux religions, aux cultes, aux prophètes et, bien évidemment, à Dieu.
La nature très diverse et diversifiée de la société marocaine, qui connaît bien des dualités et qui a des ramifications historiques, géographiques, civilisationnelles et politiques conduit certains à la considérer comme société hypocrite et schizophrène. Et c’est bien possible… mais les voies et les moyens de guérir de cette schizophrénie divergent d’une personne à l’autre. Ainsi, les Marocains sont étrangement conservateurs mais, dans le même temps, ils sont ouverts à un point inimaginable, mais dans leur for intérieur.
Un grand nombre de personnes considèrent par ailleurs que la religiosité des Marocains est très forte et que donc c’est leur foi qui est menacée ; en conséquence, il faut combattre cette ouverture d’esprit qui peut conduire à la désintégration de la société entière… et, à l’inverse, les défenseurs des libertés publiques estiment que la même ouverture des Marocains est la base et le fondement, et que toute répression ne saurait émaner que de l’ignorance, de la crispation et du renfermement intellectuel et volontaire ; sur cette base de réflexion, ces mêmes personnes aspirent à ce que la loi soit la locomotive qui conduit le Maroc et les Marocains de l’avant au lieu qu’elle ne reste un simple reflet de leur réalité. C’est ainsi que l’on peut comprendre et expliquer le profond antagonisme quant à la liberté sexuelle par exemple, ou encore le défaut de jeûne pendant le mois de ramadan, ou l’avortement et quelques autres questions sensibles.
Habib Bourguiba n’avait pas la qualité de commandeur des croyants… Or, chez nous, le problème qui se reflète dans la double personnalité de nos élites et de toute la population est qu’elles se raccrochent des mains et des pieds à la commanderie des croyants dès lors qu’il est question qu’elle les protège de l’islam politique et de la daechattitude, mais qu’elles s’en détachent ou la contestent quand il est question de légiférer sur des problèmes sociétaux à dimension religieuse, même quand on sait que cette religion est fort modérée et qu’elle sert d’exemple à tant d’autres pays qui envoient leurs imams apprendre le métier chez nos religieux pour, par exemple, se prémunir intellectuellement contre le terrorisme.
Aujourd’hui, sur nos terres, le législateur ne peut laisser s’ancrer une liberté sexuelle absolue, mais on lui reproche la sévérité de la sanction en la matière, privilégiant la main de fer contre ce qu’on estime être de la débauche à la protection de l’inviolabilité du domicile, mais sans aucunement prendre en considération les conditions draconiennes, quasi irréalisables, prescrites par la loi musulmane pour établir un acte de chair, allant jusqu’à presque prohiber la violation du domicile et à exiger la présence de quatre témoins…
Pour ce qui st de la criminalisation du non-jeûne durant la journée du ramadan, elle relève bien davantage d’une contrainte sociale que religieuse ou même juridique. On sait que les Marocains sont bien plus tolérants avec ceux qui ne prient pas qu’avec ceux qui, publiquement, n’observent pas le jeûne, et ils le tancent, voire le répriment avant même que la loi ne le fasse. Et donc, il faut savoir prendre les choses selon leur priorité : il existe une grande différence, en effet, entre protéger la société contre les détériorations de biens et contre le désordre ou encore la torture, et sévir contre des phénomènes de marge comme le fait de ne pas jeûner pendant le mois de ramadan. En fait, cette dernière question relève plus de la revendication émise par ceux qui ne veulent pas jeûner de partager l’espace public avec ceux qui le font. Ils réclament ainsi un droit de montrer leur différence comme les autres, leurs contempteurs, ont le droit de demander à ce que l’on ne touche pas à leurs sentiments et leurs ressentis dans cette affaire sensible.
Et donc, on peut dire que l’aspect conservateur du projet de Code pénal ne vient pas tant de l’idéologie de ce gouvernement en partie barbu que du conservatisme de l’Etat, lui-même émanant de celui de la société, qui montre cette particularité que nous avons évoquée plus haut. Ceux qui prônent ces idées libérales dans les salons se font plus discrets une fois dans l’espace public. Alors, la question cruciale suivante se pose : sont-ce les lois qui font les sociétés ou les sociétés qui établissent leurs lois ? La réponse est, en définitive, dans les rapports de force entre les uns et les autres.
Al Ayyam