Le chiisme est d’abord perse et c’est là le cœur du problème, par Driss Ganbouri

Le chiisme est d’abord perse et c’est là le cœur du problème, par Driss Ganbouri

Au début du 16ème siècle, l’empire ottoman était à son apogée, et il s’était étendu dans toutes les directions jusqu’à englober de larges pans de territoires européens, représentant un danger pour le cœur même du monde chrétien. Cela avait conduit l’Occident à rassembler toutes ses forces pour faire face au péril qui pointait à ses frontières et même sur son territoire.

En ces temps-là, l’empire des Ottomans était boulimique et conquérant, il prenait tous les territoires attenants à ses frontières, et s’enfonçait en profondeur en Europe. A cette période, l’empire était dirigé par Soliman le Magnifique, cet homme qui régnait sur la moitié du monde et avait l’autre moitié sous sa tutelle. Les Ottomans représentaient alors la seule superpuissance de l’époque, et le bipolarisme était encore inconnu, n’étant apparu qu’au 20ème siècle, comme méthode intelligente de partage des gains et des bénéfices du monde. Constantine était le cœur battant de la terre, le pont et le trait d’union entre les mondes chrétien et musulman, qui ne s’ouvrait que par le bon vouloir du sultan.

Driss GanbouriLe seul adversaire que connaissait alors l’Empire ottoman était l’Occident chrétien, car pour ce qui concerne l’Orient musulman, le sultan était convaincu de sa prééminence sur lui. Il restait les Safavides, qui régnaient sur un territoire correspondant à l’Iran actuel, et dont la dynastie régnante craignait les Ottomans sunnites car le sultan n’incarnait pas uniquement l’islam mais était le porte-flambeau du sunnisme. Un jour, le shah Tahmasp avait décidé de faire assassiner le gouverneur ottoman de Bagdad, ce à quoi le sultan Soliman le Magnifique avait répliqué en mettant sur pied une immense armée de 200.000 hommes avec laquelle il avait lancé sa « tempête de fermeté » dirigée contre les Safavides, une guerre qui avait duré 22 ans, de 1532 à 1555, mais bien plus courte que bien d’autres campagnes dans la Jahiliya, la période antéislamique.

Les historiens divergent dans la description et les raisons de cette très longue guerre lors de laquelle les Ottomans avaient écrasé les Safavides et avaient envahi et conquis de larges zones géographiques. Certains de ces historiens voient dans cette guerre le début du rude antagonisme entre les sunnites et les chiites, mais d’autres préfèrent analyser ce conflit comme étant celui de deux nationalismes, le perse et l’ottoman. Cette interprétation semble plus proche de la réalité car, à travers l’histoire, quand deux nations fortes sont voisines, les clivages ethniques, raciaux ou nationaux se font plus ardus, plus pointus ; à l’inverse, quand deux empires sont éloignés l’un de l’autre, l’antagonisme entre eux s’affaiblit et s’opère davantage sur le terrain idéologique. Mais pour trouver une raison aux guerres et leur apporter ce qu’on pourrait appeler une logique, on brandit l’argument religieux pour expliquer les clivages nationaux.

De cette guerre de 1532-1555 est né historiquement le conflit moderne entre les l’Iran perse chiite et les arabes sunnites. Les Arabes se sont rebellés contre le


pouvoir ottoman puis ont fait sécession, mais ils n’ont jamais contesté l’hostilité ottomane envers les perses. Aujourd’hui, il existe des Turcs vivant en bordure de l’Iran qui estiment que Soliman le Magnifique avait commis une très grave erreur car en s’attaquant aux Safavides, il avait planté les germes du conflit entre Turquie et Iran ; ils expliquent cela par les manigances, les manœuvres et les manipulations de certains membres de l’entourage de Soliman qui l’ont conduit à s’attaquer aux perses safavides. Puis  en fin de compte, les deux pays ont chacun retrouvé une dimension territoriale qui correspond à l’Etat moderne. Mais l’Histoire n’oublie rien.

Aujourd’hui, l’équation a changé. La Turquie œuvre à se rapprocher de Téhéran pour construire avec l’Iran une coopération régionale due à la profondeur et à la complexité des défis de la région. Pendant qu’Ankara entreprend cette action, les Arabes persistent dans leur animosité à l’égard de Téhéran. La différence entre Turcs et Arabes consiste dans le fait que les premiers savent comment défendre et protéger leurs intérêts. La Turquie est en fait la passerelle entre deux mondes, entre l’Asie et l’Europe. Ankara sait que pour prendre pied en Europe, elle doit s’appuyer sur l’Union européenne et que pour entrer en Asie, elle a besoin de l’Iran ; quant aux Arabes, ils se sont contentés de leur espace, considérant que puisque le Yémen est arabe, et que l’Iran y avait des visées, il fallait y aller pour y combattre l’Iran.

Et ainsi, le jeu des équilibres a duré comme cela des siècles, entre d’une part les perses et d’autre part les arabes et les ottomans, pour empêcher les premiers de s’étendre vers l’occident. Cela indique et confirme que la nature du conflit est bien nationaliste. L’extension de l’Iran vers l’est, vers les pays musulmans asiatiques, n’inquiète pas outre mesure les arabes, contrairement à sa poussée vers l’ouest, vers le Golfe et le monde arabe. Et pourtant, les pays asiatiques sont aussi musulmans… et cela montre l’accord tacite sur les zones d’influence claires qu’il ne faut pas bouleverser. C’est pour cela que les conflits entre arabes et perses se font sur la base du fait que les arabes sont d’abord arabes et que les perses sont avant tout perses.

Cette réalité historique montre donc le retour systématique aux traditions nationalistes au sein d’un seul et même islam. Cela explique l’émergence du mouvement nationaliste et son soulèvement au début du 20ème siècle, et cela explique également que malgré tous les discours et les intentions de rapprochement entre sunnisme et chiisme et malgré la fameuse fatwa de l’université d’al-Azhar qui identifie le rite duodécimain chiite comme étant l’égal des autres rites sunnites, le problème entre sunnisme et chiisme est toujours présent car ce dernier a pris un caractère iranien à la fin du siècle dernier alors que ladite fatwa a été promulguée avant la révolution de Khomeiny, et c’est là le cœur du problème.

Al Massae