Al-Qaïda et Daech, changement du paradigme, par Driss Ganbouri

Al-Qaïda et Daech, changement du paradigme, par Driss Ganbouri

L’intérêt inquiet et croissant pour l’organisation dite « Etat islamique » a jeté comme un voile épais sur l’autre groupe, al-Qaïda. A chaque nouvelle information sur l’EI, on en oublie encore un peu plus cette organisation terroriste qui a effrayé le monde, qui l’a ébranlé puis a fait la Une de ses médias depuis plus de 15 ans, au point que plusieurs chercheurs et analystes américains posent désormais cette question : « Est-il encore possible d’évoquer al-Qaïda comme une organisation terroriste ? ».

Ces études se fondent sur le conflit latent entre les deux groupes quant à leur positionnement stratégique dans la pensée djihadiste mondiale. En effet, l’interrogation est légitime car Daech ne cesse de gagner du terrain en Syrie et en Irak et augmente de jour en jour ses effectifs, venus individuellement ou en groupes à travers les allégeances annoncées de leurs chefs à Abou Bakr al-Baghdadi qu’ils reconnaissent en tant que « calife ». L’EI marque donc des points contre al-Qaïda dans son combat au sein même de son « système » de pensée et dans la conception qu’il se fait de la notion de califat.

Plusieurs travaux sur la pensée djihadiste évoquent une rupture entre les deux organisations, mais la confusion s’opère dans le type et la forme de cette rupture ; est-elle structurelle ou intellectuelle ? Nous pensons qu’elle est structurelle car Daech se considère comme un prolongement et un héritier d’al-Qaïda sur les plans intellectuel et confessionnel, en plus du fait que le groupe d’al-Baghdadi défend l’idée qu’il est né des suites de l’existence de cette organisation créée par Oussama Ben Laden. De fait, l’EI assure la continuité des fondements théoriques et « théologiques » mis en place par al-Qaïda et son fondateur. Du point de vue structurel donc, Daech estime qu’il n’y a plus de raison à l’existence d’al-Qaïda après l’annonce du califat par al-Baghdadi et que si les restes de l’organisation de Ben Laden veulent encore assurer leur place sur l’échiquier mondial du djihadisme, ils devront  faire à leur tour allégeance au nouveau « calife ». Ou disparaître.

La divergence entre les deux groupes montre un antagonisme dans le paradigme, ou le cadre théorique, de départ de la pensée djihadiste mondiale, telle qu’elle est connue depuis les 30 dernières années. Ce cadre peut être scindé en deux parties : la première a pris naissance lors de l’invasion soviétique en Afghanistan et s’est prolongée jusqu’après le 11 septembre 2001, pour s’éteindre doucement avec l’émergence du printemps arabe ; la seconde partie est apparue avec ce dernier, avec les révolutions en terre arabe, et existe encore, pouvant même s’adapter spontanément à toutes les entreprises œuvrant à sa destruction sous sa forme actuelle, que ces entreprises soient religieuses, intellectuelles ou militaires.

Aussi, al-Qaïda fut le cadre idéal pour la première étape, et s’était développée du temps de l’Union soviétique sur la base de « l’ennemi


lointain », un concept qui avait fait florès dans la littérature djihadiste, et qui avait consisté à porter le fer et le feu contre cet ennemi, en Afghanistan d’abord, par la lutte directe et par l’enlèvement des étrangers ensuite, puis ailleurs, jusque dans les territoires de cet ennemi qui avait été d’abord l’URSS avant que l’occident ne prenne la relève et ne devienne la cible. Al-Qaïda, sous la forme que nous lui avons connue, ne prêtait pas grande importance à la création d’un Etat et à la conquête de territoires qui accueilleraient ses hommes ; elle était plutôt une entité mobile, furtive, et développant des stratégies aussi diverses que les théâtres d’opérations qu’elle se choisissait.

Mais avec l’arrivée du printemps arabe, le paradigme du djihadisme mondial a changé et le système al-Qaïda n’était plus adapté aux nouvelles conditions dans les sociétés arabes où les attentes et les revendications ont évolué et n’attendaient plus les mêmes réponses que celles qu’offrait l’organisation de Ben Laden. En effet, la rue arabe ne demandait plus de chasser un quelconque occupant, de tuer le Chrétien ou même de libérer la Palestine, mais s’est mise à réclamer la démocratie, l’égalité et la justice sociale ; en un mot, les populations arabes aspiraient à l’édification de nouveaux systèmes politiques.

Et ainsi donc, la pensée djihadiste a relevé cette importante indication et a construit sa nouvelle stratégie autour, une stratégie consistant à tirer profit du chaos en pays arabes pour se poser en alternative. En de fait, elles sont plusieurs organisations salafistes à avoir tenté cette approche mais elles se sont heurtées à un refus net de la rue, et essentiellement des groupes islamistes inféodés à la confrérie des Frères musulmans et qui aspiraient à récupérer les événements et à contenir, puis neutraliser, les salafistes djihadistes. L’ambition, donc, de la nouvelle pensée djihadiste fut alors de bâtir un Etat répondant aux critères modernes après, d’une part, avoir procédé à une certaine révision des idées d’al-Qaïda et, d’autre part, avoir revisité et actualisé l’approche de la pensée wahhabite, apparue au 18ème siècle pour œuvrer à construire une nation et un Etat dans la péninsule arabique. C’est donc tout cela, Daech, qui se pose en digne héritier tant d’al-Qaïda que du wahhabisme.

Et la mort d’Oussama Ben Laden en mai 2011 avait été une heureuse coïncidence, s’étant produite au tout début de la flambée du printemps arabe. La disparition du fondateur d’al-Qaïda avait sonné comme la fermeture de la parenthèse de cette organisation, pour ouvrir celle de la pensée djihadiste et excommunicatrice mondiale ; et c’est ainsi qu’était né « l’Etat islamique en Irak et en Syrie ».

L’histoire est ainsi faite… Elle semble toujours commencer par des coïncidences en apparence anodines, avant que celles-ci ne se révèlent en final porteuses de changements fondamentaux qui font oublier les aléas du départ.

Al Massae