Lahbib et Soumaia, loin de toute polémique ou sensationnalisme, par Taoufiq Bouachrine
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- 19 avril 2015 --
- Opinions
L’opinion publique marocaine n’a d’yeux et d’oreilles depuis quelques jours que pour cette histoire de « l’couple » au gouvernement, et du projet de mariage qui doit unir prochainement deux ministres. Il s’agit, on l’aura compris, de Lahbib Choubani, ministre des Relations avec le parlement et la société civile, et Soumaia Benkhaldoune, ministre déléguée chargé de l’Enseignement supérieur.
Et donc, on ne parle que de cette affaire, dans les troquets et les salons, autour d’une table ou sur les murs Facebook, dans les tweets et dans les centaines de sites d’infos ou pas d’infos. Se sont-ils mariés ou non ? Depuis quand dure leur relation ? Un ministre, alors qu’il est ministre et puisqu’il est ministre, doit-il et peut-il décider de basculer polygame ? Quel message adresse-t-il à l’opinion ? Où finit la sphère privée et où commence la vie publique ?...
Et voilà donc M. le ministre des Relations avec le parlement qui écrit un commentaire sur sa page Facebook, en réponse à ce que nous avions publié dans ce journal quant à sa demande en mariage exprimée à la dame : « Evoquer la vie privée des gens, quelle que soit leur position publique et quoique puissent être honorables les intentions des auteurs des écrits, est une chose qui plonge inévitablement ces auteurs dans l’interdit juridique et moral… Cela implique les responsables des médias sérieux à participer à l’éducation des goûts de l’opinion publique afin qu’elle soit en mesure de distinguer, d’une manière responsable, entre ce qui est privé et ce qui relève du public ».
Choubani a émis son avis et exprimé sa réprobation de publier une affaire qu’il voit privée et que nous considérons publique. Mais M. Choubani n’a fait part de son opinion qu’après avoir fourni plusieurs indications sur sa vie privée, comme le fait de démentir qu’il n’avait jamais demandé une autre femme en mariage avant Benkhaldoune, et que cette demande n’est pas une réaction à ce qui a été dit et écrit sur le sujet.
Cette réaction sur Facebook montre que M. le ministre se donne le droit d’étaler sa vie privée en public, mais qu’il dénie ce droit aux médias, ce que nous considérons contradictoire…
Dans les contrées démocratiques, il est de coutume que quand un individu devient personnage public et qu’il obtienne pouvoir, influence et notoriété, il accepte en contrepartie de se défaire de larges pans de sa vie privée. Ainsi, à titre d’exemple, lorsqu’une personne tombe malade, cela ne la concerne qu’elle, mais la maladie d’un président ou d’un ministre, qui détient de grands pouvoirs, devient affaire publique car sa maladie implique un personnage qui assure une partie du pouvoir d’Etat et donc agit sur l’existence des citoyens. En conséquence, le citoyen/électeur/contribuable est en droit de savoir ce qui se passe dans certains aspects de la vie privée de ses personnages publics. Voilà pourquoi tant de communiqués sur l’état de santé des grands de ce monde sont régulièrement publiés ici et là…
Quand, en 1997, la princesse Diana avait été tuée, une sourde colère était montée de la population britannique contre sa reine car cette dernière n’avait pas souhaité interrompre ses vacances et venir à Londres partager la douleur de ses sujets… et bien que tout le monde sût à l’époque que Diana n’était plus l’épouse de l’héritier de la Couronne, qu’ils s’étaient séparés bien des années auparavant et que la reine Elisabeth ne portait pas la défunte dans son royal cœur, le palais de Buckingham avait quand même publié un communiqué où il faisait part des excuses de la reine de n’être pas venue soutenir son peuple dans sa douleur ressentie suite à la mort brutale de la mère des deux princes William et Harry. Et pourtant… il s’agissait bien d’une affaire de famille, mais il est certains moments en politique où la frontière n’existe plus entre les sphères publique et privée…
Glissons sur d’autres cas qui se sont produits en Amérique où les électeurs fort conservateurs sont
plus que sensibles à la vie privée de leurs dirigeants auxquels ils ne pardonnent pas la moindre erreur personnelle ou les plus petits errements intimes…
Revenons maintenant à l’affaire qui nous intéresse, celle de Mme Benkhaldoune et de M. Choubani, qui se trouvent aujourd’hui au cœur d’une tourmente médiatique et politique extrêmement sensible quant à la relation qu’ils entretiennent. Disons avant de nous atteler à expliquer les raisons de cette tourmente que nous ne nous reconnaissons pas dans les mots orduriers ou cavaliers qui sont proférés au sujet de cette relation, pas plus que dans les accusations portées par le patron de l’Istiqlal Hamid Chabat.
Cette affaire s’est, donc, imposée à nous sans que nous ne voulions spécialement nous y intéresser. Mais c’est l’opinion publique qui décide de l’intérêt des choses et puisque c’est le cas, alors les médias s’y intéressent à leur tour ; il reste alors la manière de traiter cette information et l’angle d’attaque de ce traitement, et c’est ce qui fait la différence entre la presse sérieuse et la presse à sensation… Aucun journaliste ne peut ni ne doit détourner les yeux d’une affaire qui remue l’opinion publique. Un journaliste, en effet, peut manipuler une information soit en la créant quand elle n’existe pas soit en l’évitant quand elle est là, et c’est le cas le plus fréquent dans nos médias.
Quand, par ailleurs, un ministre marié décide d’épouser une seconde femme, il devient polygame – ou même simplement bigame –, sachant que la polygamie est une chose fortement décriée dans notre société. Et quand une ministre accepte de devenir une seconde épouse, alors nous sommes confrontés à une affaire mêlant le privé et le public. Le privé est cet acte de mariage qui sera signé par les deux, mais le public est quand les deux personnages envoient un message en creux, suite à leur union ou du fait de cette même union. Des épousailles entre deux personnes que personne ne connaît dans un quartier dont personne ne sait le nom est une chose… mais la noce d’un ministre déjà marié avec une ministre qui vient de divorcer en est une autre…
Choubani entreprend un acte qui pourrait inciter les hommes à un comportement et un choix sociaux – la polygamie – qui ont commencé à reculer dans le pays depuis le nouveau Code de la famille. La polygamie est certes autorisée par la loi, mais elle n’en est pas moins sujette à violente polémique au sein de la société et essentiellement chez les femmes qui le ressentent comme une souffrance morale et physique, en plus d’être un calvaire matériel. Feu Allal el Fassi, un alem d’al-Qaraouiyyine pourtant, avait demandé dès l’aube de l’indépendance à ce que la polygamie soit interdite, et d’autres oulémas précisent à l’envi que la règle est la monogamie, et que la polygamie reste une exception.
Quant à Mme Benkhaldoune, elle dit en filigrane à ses semblables femmes qu’être une seconde épouse n’est pas chose finalement si épouvantable et si terrible que cela. Si une ministre accepte de l’être, pourquoi d’autres ne le seraient point, elles qui ne sont ni ministres ni militantes ni connues et célèbres ? Je ne juge pas ici de cette relation entre deux personnes qui veulent convoler en justes noces car c’est là leur liberté et je n’ai pas le droit de m’immiscer dans leur vie privée, mais en revanche, je lève le voile sur l’aspect public d’une affaire privée, que M. Choubani ne veut pas voir…
Si le PJD se présente comme un parti réformateur non salafiste, s’il se préoccupe des droits de la femme et de sa place dans la société, s’il tient en compte la réalité moderne d’aujourd’hui, alors si un de ses ministres se fait polygame devient un acte qui brouille quelque peu l’opinion que ce parti veut projeter de lui-même au sein de la population. Et cela a heurté bien des cadres et responsables au sein même du PJD…
Akhbar Alyoum