Non à l’interdiction de Dieudonné, par Sanaa Elaji

Non à l’interdiction de Dieudonné, par Sanaa Elaji

Une page a été créée sur Facebook, demandant l’interdiction du spectacle de l’humoriste français Dieudonné au Maroc. J’ai été surprise de voir les noms d’amis et confrères journalistes figurant parmi les membres de cette page ; je ne voudrais pas me faire ici juge des intentions de uns et des autres, mais il est possible que l’objectif ne soit que pour l’information et le suivi des faits. A l’heure de l’écriture de ces lignes, la page affiche 900 membres, ce qui n’est pas un si grand effectif en soi, mais la chose mérite que l’on s’y arrête quelques instants.

Je le dis tout d’abord, je ne suis personnellement pas tellement fan des spectacles de Dieudonné, qui ne me plaisent ni ne concordent avec mes goûts artistiques. Mais alors, je me contente de ne pas aller à ses one-man-shows. Je ne réclame pas son interdiction car une telle demande est à mon sens un véritable crime contre la liberté et la créativité.

Je suis bien consciente que Dieudonné a des convictions et des positions qui ne siéent pas à beaucoup de monde, et parmi ces idées celles se rapportant à des sujets sur les juifs. On peut lui disputer peu ou prou ces idées mais, du moment qu’elles ne comportent pas d’appels au meurtre ou à la violence, il devrait être libre de dire ce qu’il veut.

Si nous demandons aujourd’hui l’interdiction du spectacle de Dieudonné, il serait ridicule, voire stupide, de nous élever demain contre ceux qui réclameraient l’interdiction de Latefa Ahrare ou du film « Exodus », ou encore d’ « une minute de soleil en moins » de Nabil Ayouch, ou la chanson « atini saki » de Daoudiya, ou « Tinghir-Jérusalem » de Kamal Hachkar…

On ne peut établir une comparaison entre artistes ou entre œuvres, comme celles citées plus haut. Chacun, chacune, a son style, dispose d’un public. On peut apprécier ce film, ou non ; on peut aller voir cette pièce, ou pas ; on peut aimer cette chanson, ou y être indifférent… mais en aucun cas, on ne doit demander d’interdire à un artiste de se produire sur scène car son style nous déplaît ou que son art ne nous convient pas. La censure, l’interdiction ne peuvent devenir un acte légitime que quand l’artiste appelle explicitement à la violence ou à la haine. En dehors de cela, l’art ne peut être apprécié qu’en fonction des goûts de chacun et du plaisir qu’on y ressent.

On ne peut établir de barème vertical d’évaluation pour un art, quel qu’il soit, de sorte à déterminer ce qui serait mieux que quoi ou celui qui serait meilleur qu’un autre ; on ne peut, de la même manière, juger de ce qui doit être interdit ou de ce qui peut être toléré. La seule façon de comparer des œuvres artistiques ne peut être qu’horizontale,


de sorte à distinguer entre les formes d’art, sans jugement de valeur aucun. Il n’appartient à personne de réclamer l’interdiction d’une production artistique au prétexte que l’artiste ne correspond pas à ses conceptions politiques, idéologiques, artistiques ou religieuses.

C’est ce type de surenchères stupides qui ont fait que les semaines dernières, des gens avaient demandé l’interdiction de la chanson « Atini saki » de Zina Daoudiya au motif qu’elle appelle à la débauche et à la luxure. Que pourrions-nous dire alors de la somptueuse – et défunte –  Fatna bent Lhoussaine qui chantait : « Je suis entré dans sa chambre, j’ai vu son lit et je me suis souvenu de nos ébats » ?… Que pouvons-nous ajouter à cette splendide Hajja Hamdaouiya qui susurrait « Va et vient en douceur » ?... Que ferons-nous d’une grande partie de ce genre musical qu’est la « Aïta » ? Faudrait-il interdire, ou supprimer, tout cela ? Bien sûr, il appartient à tout un chacun qui ne s’y retrouverait pas de boycotter la chanson de Daoudiya s’il la trouve peu conforme à son goût musical, mais les critères moraux n’ont pas leur place dans ce genre de choix. « J’aime cette chanson et je l’écoute » ou « je n’aime pas ce morceau et je l’ignore »… voilà tout ce que l’on peut dire dans ce genre de cas, et soutenir d’autres arguments ne serait que bêtise et marque d’immaturité.

Et puis, de la même manière qu’il était idiot de réclamer l’interdiction de scène au Maroc à l’artiste Hindi Zahra au motif qu’elle s’était produite en Israël, il est encore plus bête d’appeler à l’interdiction de Dieudonné à Casablanca pour le fait qu’il se concentre sur le thème des juifs et qu’il les critique. Demain, on demandera l’interdiction de spectacle à un(e) artiste parce qu’il (elle) évoquera les musulmans d’une manière qui déplaît, de même qu’il serait alors possible qu’à l’avenir les bouddhistes fulminent contre Gad el Maleh pour les avoir croqués dans son dernier spectacle.

Le respect des religions est un devoir, que cela soit le judaïsme, l’islam, ou la chrétienté ou encore le bouddhisme, et d’autres encore. Le respect des convictions des uns et des autres est aussi une obligation, tant que ces convictions ne portent pas atteinte aux libertés publiques et individuelles. Le respect de la liberté de création artistique est aussi obligatoire tant que l’artiste en question n’appelle pas à la violence. C’est ainsi que doivent être les critères et règles qui nous guident. En dehors de cela, il nous appartient, à tous et à chacun, d’aimer ou de ne pas aimer telle ou telle œuvre d’art, d’apprécier ou de boycotter telle ou telle autre création.

Mais réclamer l’interdiction d’un spectacle particulier ne fait que montrer, finalement, notre sélectivité dans nos convictions en matière de liberté d’expression et de droits de l’Homme.

Al Ahdath al Maghribiya