De la différence entre salafisme primitif et salafisme djihadiste, par Driss Ganbouri
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- 11 avril 2015 --
- Opinions
La semaine dernière, le Conseil supérieur des Oulémas a tenu une réunion autour de la question du salafisme, la salafiya, et tout le monde y a été de son avis, membres du Conseil au niveau central ou dans les régions, sur le mot, le concept et la conception. C’était là une action visant à « sauver » l’idée du salafisme de ses emplois actuels illégitimes et à lui restituer sa signification d’antan, avant qu’elle ne soit récupérée, instrumentalisée, galvaudée.
Le mot salafisme a de tous temps été lié aux frictions religieuses et aux dissensions politiques. Le conflit entre le salafisme et les autres courants au sein de l’islam n’est en effet pas nouveau mais, ce qui l’est, en revanche, est qu’à l’époque contemporaine, le salafisme est repris par des groupes extrémistes porteurs d’objectifs et d’ « idéaux » politiques qu’ils imputent au salafisme, lequel est aussi revendiqué par d’autres organisations, combattues par les premiers. On peut donc dire, pour reprendre la formule de Descartes, que « le salafisme est la chose la mieux partagée entre les musulmans »…
La notion de salafisme est apparue très tôt en terre d’islam, même si cette idéologie n’a pas connu la « fortune » qui est la sienne de nos jours et qui ne date que de quelques siècles. Le salafisme est né avec l’apparition des courants dialectiques au sein de l’islam, quand ont commencé les frictions entre différentes parties quant à la place que doivent occuper la pensée et la philosophie grecque dans le débat sur la nomenclature et la terminologie musulmanes. Les Mutazilites avaient connu un grand succès et un avantage encore plus important dans ces débats du fait qu’ils avaient constitué le trait d’union entre philosophes grecs et penseurs musulmans. Et quand la théologie s’était étendue et ramifiée, les salafistes avaient été désignés comme gardiens du dogme primitif ; puis, lorsque la pensée islamique s’est développée et est entrée dans les détails, ces mêmes salafistes ont été reconnus comme les auteurs de la transmission. Plus tard, lors de la rencontre entre islam et Occident, le salafisme a été étiqueté comme étant une pensée conservatrice… Et ainsi donc, le salafisme a existé dans tous les siècles et à toutes les grandes époques de l’islam, car il accompagnait tous les autres courants qui apparaissaient, mais il était cet accompagnateur que personne ne voulait côtoyer car lui-même refusait le contact des autres.
L’idée salafiste, définie globalement par son refus du présent et son attachement au passé, a été de tous temps liée aux grandes crises du dogme islamique, et le fait est assez important pour être souligné. En effet, à toutes les périodes de crise dans l’histoire de l’islam, le salafisme ressuscitait, renaissait de ses cendres et servait à l’antagonisme entre les différentes écoles de pensée… Ainsi, le nom d’ibn Taymiyya a-t-il toujours été accolé à l’idée salafiste, au 7ème siècle de l’Hégire (13ème grégorien), quand l’islam avait été ébranlé par l’invasion tatare, quand l’étoile des
Abbassides commençait à ternir et quand « le Calife régnait mais ne gouvernait pas » et que cela avait ouvert la voie aux Tatares pour entrer en Mésopotamie ; à cette époque-là, Ibn Taymiya avait développé tout un corpus d’idées, qui sont aujourd’hui reprises par les courants salafistes qui se réclament de lui.
Puis, dans la seconde moitié du 18ème siècle est apparu Mohamed ibn Abdel-Wahhab qui avait contesté les pensées alors modernistes et avait prôné le retour aux origines et aux fondements de l’islam avec l’objectif d’unification des rangs des musulmans autour de cette idée. Plus tard, aux débuts du 19ème siècle, Mohamed ibn Ali Choukani avait brandi l’idéal de la foi salafiste, quand l’empire ottoman entamait son déclin, que les puissances occidentales commençaient leur expansion géographique et que les chiites zeydites avaient pris pied au Yémen. Arrive alors le 20ème siècle, et Mohamed Abdou et Rachid Rida se sont attelés à la résistance contre l’invasion occidentale face à l’émiettement ottoman, défendant le salafisme contre toute idée moderniste menaçant, selon eux, le monde musulman. Puis, quand le 21ème siècle a commencé, nous avons assisté à l’émergence du salafisme djihadiste qui a réuni l’idée du salafisme historique avec celles du djihad et de l’action armée ; les porteurs de cet « idéal » du salafisme djihadiste se présentaient comme les héritiers des anciens salafistes qui se réclamaient du besoin de renouveau de l’islam.
Or, la différence entre ces différents salafismes et le salafisme djihadiste est que celui-ci n’apporte aucune idée nouvelle ni projet nouveau. Il a trouvé un réservoir d’idées qui s’étaient accumulées durant des siècles et y a puisé les aspects se rapportant au djihad, à la violence armée et à la notion d’excommunication. Les néo salafistes, djihadistes, ont élaboré un programme politique dont le fondement est de ne retenir, finalement, que ce qui intéresse et sert leur projet. D’autre part, si les salafismes antérieurs avaient émergé au sein même de leurs sociétés, sur la base d’un cadre religieux existant, le salafisme djihadiste s’est inscrit en faux par rapport aux sociétés qui l’ont vu naître et qu’il combat.
Et donc, les anciens concepts élaborés par les salafistes primitifs contre l’étranger ont été repris par les djihadistes qui les appliquent aux musulmans. L’excommunication a alors commencé à frapper des croyants et l’allégeance, exigée jadis des non-musulmans, a été imposée aux fidèles. Si les salafismes antérieurs étaient dirigés contre les défis extérieurs et œuvraient à unifier les rangs musulmans contre les agressions étrangères, le salafisme djihadiste agit au sein même de ses sociétés et ne s’intéresse que peu à l’extérieur, « travaillant » à disloquer les tissus sociaux internes. Les salafistes djihadistes ont adopté une posture, basée sur les idées des salafistes historiques, qui se retourneraient dans leurs tombes s’ils voyaient cela… ces salafistes primitifs avaient pour ainsi dire fabriqué de remèdes pour aller mieux alors que leurs lointains successeurs djihadistes ont transformé ces mêmes remèdes en poisons mortels.
Al Massae