Pour un autre regard sur les professionnelles du sexe, par Sanaa Elaji

Pour un autre regard sur les professionnelles du sexe, par Sanaa Elaji

J’ai visionné le film « Formatage » de Mourad el-Khoudi, que je considère comme une œuvre qui vaut la peine d’être vue. Un film simple, divertissant, sans prétention et qui n’insulte pas l’intelligence du spectateur. Je ne suis en revanche pas une professionnelle de cinéma pour pouvoir me plonger dans l’analyse critique de cette œuvre et de la langue cinématographique qui y est employée. Je me contenterai donc d’un seul aspect abordé par ce film, qui est la prostitution ou, pour être plus précise, la profession du sexe.

Ainsi, dans le film, nous découvrons la relation d’un des personnages principaux avec sa sœur qui exerce ce métier avec des gens du Golfe. Cela conduit le frère à éprouver de la honte et à éviter tout contact avec sa soeur, bien qu’elle le fasse vivre et qu’elle subvienne à ses besoins. Le père à son tour pâtit des conséquences de l’activité de sa fille, en cela qu’il doit supporter le regard en coin des voisins qui le pensent hypocrite lorsqu’ils le rencontrent à la mosquée, pour la prière du vendredi.

Il s’agit là bien évidemment  d’une fiction cinématographique, mais nous savons tous que ce sont des faits  qui reflètent bien des scènes réelles dans notre société. Une femme professionnelle du sexe n’est pas seule à supporter les conséquences de son métier, mais sa famille et ses proches aussi. Arrêtons-nous quelques instants sur cette réalité pour l’analyser, à travers trois points qui me paraissent essentiels.

1/ Pourquoi donc, de quel droit et à quel titre nous permettons-nous de porter des jugements sur des gens en raison d’un comportement ou d’actes que nous considérons  mauvais, et qui ne sont même pas commis par ces personnes mais par leurs proches ou parents ? Cela émane naturellement de cette idée sociale que le père ou le frère disposent d’une autorité sur leur fille ou sœur ; et donc, de ce fait, que cette personne suive « le mauvais chemin » revient à un échec dans leur responsabilité à son égard. Mais relisons ce verset du Coran : « Aucune [âme] ne portera le fardeau (le péché) d'autrui » (53 : 38). Ne sommes-nous pas individuellement responsables devant Dieu et devant la loi de ce que nous faisons, en bien ou en mal ? Quand une personne applique scrupuleusement les préceptes ou enseignements religieux, en jeûnant, en priant ou en allant en pèlerinage si cela lui est possible, et que sa fille par ailleurs adopte un comportement que la religion et la loi réprouvent, pourquoi la pensons-nous hypocrite alors que, en réalité, la faute est commise par sa fille et non pas par elle ? Or, la foi et les pratiques de cette personne n’ont rien à voir avec le comportement discutable de sa fille et n’en doivent donc pas en subir les effets. Et du point de


vue de la loi et de la religion, nul ne saurait être responsable, et châtié, pour les erreurs ou les errements d’un proche, sauf s’il s’en rend complice.

2/ Pourquoi jetons-nous donc la pierre à une femme qui pratique la prostitution et non à son partenaire masculin, alors qu’ils sont eux deux responsables du fait et de la relation. Je n’ai que très, trop, rarement entendu des critiques portées sur les clients des professionnelles du sexe, alors que si la femme représente l’offre, eux assurent la demande et sont donc partie prenante… Ils sont au moins autant responsables que leurs partenaires qui travaillent pour de l’argent alors qu’eux recherchent leur plaisir ; il arrive même, et plutôt souvent, que des épouses découvrent que leurs conjoints entretiennent des relations avec d’autres femmes, rémunérées ou non, et qu’elles se disent que ce n’est là que « frivolité masculine », le mari volage n’étant définitivement pas responsable, jusques-y compris aux yeux de sa propre femme. En effet, dit-on bien souvent, c’est l’épouse qui est responsable des « fugues » de son mari car il est certain que si elle savait y faire et si elle savait prendre soin de lui, et aussi se faire belle et attirante, il n’irait pas voir ailleurs et y chercher son plaisir… et puis c’est aussi, prétend-on, la responsabilité de la seconde femme (épouse soit-elle ou maîtresse ou même professionnelle du sexe) qui a « volé » l’homme, lequel est encore et toujours non responsable de ses propres actes…

3/ Considérons, enfin, cette société qui reproche tant de choses aux professionnelle du sexes et qui ne fait pas grand-chose pour assurer leur réinsertion d’une façon ou d’une autre. Le mariage est pour ainsi dire définitivement interdit à ces femmes, de même que leur recrutement pour un quelconque autre métier que celui du sexe. Ils sont très rares, celles et ceux qui acceptent d’accueillir d’anciennes professionnelles du sexe dans leurs foyers, leurs sociétés ou leurs usines. On l’accable, mais on lui interdit de se reconstruire. N’est-ce pas là de la contradiction à son plus haut point ?

Cela n’est pas là une plaidoirie pour défendre les professionnelles du sexe, mais une lecture de la réalité à travers un autre prisme que celui généralement utilisé. Il s’agit aussi d’une (re)définition des responsabilités des uns et des autres. Ces filles peuvent avoir été victimes de la vie et des circonstances pour exercer leur métier charnel, comme elles peuvent également l’avoir librement choisi, mais il est abusif et excessif de leur imputer la responsabilité de l’honneur de leurs familles et celle de leurs clients qui, s’ils n’existaient pas, le plus vieux métier du monde disparaîtrait. Il est anormal d’interdire à ces femmes de reconstruire leurs vies et de les laisser seules faire face à une réalité qu’elles n’ont pas été seules à façonner.

Al Ahdath al Maghribiya