Ce phénomène politique qu’est Abdelilah Benkirane, par Taoufiq Bouachrine

Ce phénomène politique qu’est Abdelilah Benkirane, par Taoufiq Bouachrine

Lors de leur rencontre de la semaine dernière, le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius a interrogé le chef du gouvernement Abdelilah Benkirane sur le secret de sa popularité, bien qu’il ait pris des mesures fort impopulaires. Laurent Fabius : « Vous êtes le seul homme politique au monde qui préserve sa popularité tout en ayant pris des décisions qui ne font pas plaisir. Quel est donc votre secret ? ». Réponse de Benkirane, selon une personne présente à la rencontre : « Il n’y a pas de secrets, cher M. Fabius… je me contente de dire la vérité au peuple…  c’est tout ».

Quant à Christine Lagarde, la patronne du FMI, elle avait failli en devenir lyrique en louant le gouvernement qui a réussi à très fortement réduire la charge de la compensation des prix des matières de première nécessité, faisant passer l’enveloppe de la Caisse éponyme de 56 à 23 milliards de DH. Mme Lagarde a donc dit à Benkirane, comme il le rapporte lui-même : « Votre politique nous inspire, au FMI, surtout que nous ne vous avons rien imposé »…

Le mois dernier, le Financial Times avait sorti un article expliquant que la politique du gouvernement marocain en matière de compensation devrait être un exemple pour les pays en développement car, d’une part, elle n’a pas eu de répercussion sociale notable et, d’autre part, elle est le fait d’une équipe regroupant des islamistes, des libéraux et des gens de gauche. L’ambassadeur US, pour sa part, a maintes fois exprimé son admiration pour Abdelilah Benkirane et, un jour, en meeting public, il avait affirmé que le personnage était digne de confiance…

Les sondages continuent de lui attribuer une forte popularité, bien qu’il ait déjà trois ans de gouvernement au compteur et qu’il n’ait pas honoré toutes ses promesses.

Au parlement, les affligeantes séances ne sont suivies et vraiment suivies par la population que lorsque le chef du gouvernement s’y « produit », parlant la langue du peuple, éructant, vitupérant, plaisantant avec les uns, réagissant aux propos des autres, critiquant, dévoilant des secrets et révélant ses contacts avec le roi… L’homme sait s’excuser quand il se trompe et sait aussi placer la barre très haut face à ses adversaires.

Un jour, Abdelilah Benkirane était en réunion avec des ministres, et son téléphone se mit à sonner… Le chef du gouvernement ne répondit pas, ne connaissant pas le numéro appelant. A la fin de la réunion, il rappelle et tombe sur une personne qui s’était tout simplement trompée de numéro. L’interlocuteur, qui s’était planté en composant les 10 chiffres du numéro de Benkirane, n’avait pas non plus reconnu l’appelant. Il décrocha et demanda « qui est à l’appareil ? »  et l’autre lui répondit « c’est Abdelilah Benkirane ». Difficile à croire qu’il avait le chef du gouvernement au bout du (sans) fil, et il lui lança « si tu es le chef du gouvernement, alors moi je suis Bachar al-Assad ». Le chef du gouvernement éclata  alors de son célèbre rire et mit fin à la conversation…

Sa maison au quartier des Orangers est devenue la destination habituelle de ceux qui se sentent lésés dans leurs droits et son numéro


de téléphone est connu des journalistes et d’un nombre incroyable de simples citoyens.

Oui, nous le disons : Abdelilah Benkirane est un phénomène de communication et de politique, un homme qui a su sortir les politiques des coulisses et les décisions des couloirs, un responsable qui a révélé les secrets et dévoilé tant de confidences, rendant honneur à la langue parlée marocaine et faisant honneur aux dictons populaires…

Ses adversaires voient en lui un populiste en campagne électorale permanente, un homme politique de second ordre qui privilégie les décisions faciles consistant à aller puiser de l’argent dans les poches des plus pauvres… Ils pensent que c’est un homme qui ne cesse de manœuvrer et de ruser avec le pouvoir, dans l’attente de ce jour où il se présenterait sous son vrai jour, tombant le masque pour mettre en pratique son programme réel. Ses partisans voient en revanche dans Benkirane un homme humble, franc et sincère, un homme qui a su résister au pouvoir tout en gardant (ou parce qu’en gardant) les mains propres.

Le chef du gouvernement est en fait royaliste plus que le roi, et il a pu prendre et faire passer des décisions périlleuses qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait pu décidé comme il l’a fait.

Entre ses adversaires et ses partisans, les autres… qui le considèrent comme un animal politique, un bulldozer dont le Maroc avait besoin dans la période post-printemps arabe. Mais malgré sa spontanéité apparente, il sait parfaitement où il met les pieds… Sa mission est en autres de normaliser les relations entre les islamistes et le palais, mais en même temps il ne perd pas de vue la rue et ceux qui ont placé tant d’espoirs de le voir changer leurs quotidiens, au moindre coût possible, social et économique. Saura-t-il concilier les deux contraintes ? Nul ne se hasarderait à répondre à cette épineuse question. L’entreprise est difficile et Benkirane peut tout aussi bien réussir que s’étaler de tout son long. Mais dans les deux cas, il aura parfaitement su incarner une nouvelle génération d’hommes politiques, en bien et en mal…

En un seul mois, il aura donné un cadeau aussi bien aux riches qu’aux pauvres. Les seconds auront obtenu une aide pour les veuves vivant seules, et c’est la première fois que l’Etat accorde des faveurs financières directes aux personnes dans la précarité. Mais il a aussi fait plaisir aux riches, avec quelque 7 milliards de DH en différentiel TVA… Il faut le faire, il l’a fait, riches et pauvres sont contents.

Quand l’opposition sillonnait les rues de Rabat dans sa marche pour les femmes, lui s’exprimait dans le Maroc profond, à Dcheira Jihadia. Et quand Chabat, Lachgar et Bakkoury se réunissaient avec le ministre de l’Intérieur pour négocier quelques petites « faveurs » électorales, lui leur tirait dessus depuis Tétouan, s’adressant aux foules : « Si Benkirane ne vous plaît pas et si sa politique vous dérange, alors allez voter pour le baltaji (hooligan), pour Satan ou pour le magouilleur ». Chacun se reconnaîtra et les électeurs les identifieront.

Benkirane est un véritable phénomène politique et les gens diront leur mot en septembre 2015, puis le confirmeront en 2016.

Akhbar Alyoum