Procès Etat marocain vs Zakaria Moumni, une lecture des relations entre le Maroc et la France, par Aziz Boucetta
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Le 20 mars, vendredi prochain, est un jour aussi peu connu que non médiatisé, mais néanmoins important dans le feuilleton des relations entre le Maroc et la France. Ce jour-là, devant la justice française s’ouvrira le procès intenté par l’Etat marocain à Zakaria Moumni. Il pourrait paraître étrange qu’un Etat puisse décider d’ester contre un de ses citoyens, devant une juridiction étrangère, mais l’enjeu est ailleurs, et dépasse largement la peu attirante personne de Moumni. Explications.
Ce qui est en jeu en réalité est la conception que cet Etat se fait de lui-même, l’image qu’il veut renvoyer auprès des autres et le risque qu’il prend à aller au-devant d’une justice qui se veut universellement compétente et qui devra montrer sa compétence à l’être.
Un éloignement moral
On le sait, les relations entre personnes, entre organismes et entre Etats passent par des paliers, et chaque palier est une sorte d’examen des deux parties, et pour chacune d’elles. Dans le cas du Maroc et de la France, un palier a été franchi avec la crise de l’année dernière. Bien naïfs seraient ceux qui penseraient que la crise est derrière nous car elle ne consiste pas tant dans les faits qui, pour préjudiciables qu’ils aient été, n’en étaient pas les vraies raisons. L’enjeu réel est dans la manière de se regarder, de se considérer, de s’apprécier. La « réconciliation » n’en sera une que si les deux parties, Etats et sociétés, s’acceptent dans leurs évolutions spécifiques et mutuelles. La vraie réconciliation sera sociale, ou ne sera pas, et les Etats suivront l’orientation de leurs sociétés.
La France n’a pas changé sa manière de voir un Maroc qui se voit évoluer, et le Maroc apprécie peu le regard posé sur lui par une France qui ne se résout pas à se voir bousculée par un monde en mouvement. Disons les choses clairement : la France, dans ses relations avec le Maroc, est figée dans une sorte de position de sphinx. Le Maroc, avec une jeunesse plus mondialisée, s’écarte de son ancienne puissance coloniale et s’en va voguer à la recherche de nouvelles alliances. Il n’est qu’à voir les très nombreux écrits anti-français et anti-francophones qui paraissent en arabe et qui ont été régulièrement traduits par PanoraPost. Les trois principaux éditorialistes marocains que sont Taoufiq Bouachrine, Noureddine Miftah et Abdallah Damoune multiplient les écrits sur « le racisme francophone », « la francophonie malade », « le parti de la France »…
La crise de 2014 n’est que la boursouflure extérieure d’un mal bien profond.
Francophobie rampante
La réalité est là. La société marocaine, hétéroclite, est formée d’une jeunesse mondialisée, en partie islamisée et de moins en moins francisée. Seuls de rares francophiles essaient encore de tenir, mais leur marge de manœuvre se rétrécit à mesure que s’élargit celles de ce qu’il faut bien désormais qualifier de francophobes. Les chiffres de l’économie peuvent affirmer l’inverse, mais les chiffres changent, ils changent lentement mais sûrement, et quand on prendra la mesure de leur évolution, il sera déjà trop tard pour inverser leur courbe.
C’est de cette francophobie qu’il faut prendre conscience, et la nette orientation dans ce sens de l’ensemble de la société active. Le Maroc a amorcé un tournant, très certainement irréversible. Plusieurs responsables affirment en privé leur francophobie, de moins en moins d’étudiants souhaitent aller dans une France de plus en plus raciste, les touristes boudent la France pour la Turquie…
La France, pour sa part, observe cela avec autant d’indifférence que de condescendance, n’ayant pas vraiment saisi que l’Africain est (finalement) entré dans l’Histoire et que le Marocain a revisité la sienne. Le passé imprègne le présent, lequel conditionne l’avenir et de cela, la France ne semble pas s’apercevoir, au risque de ne pas… rester dans l’histoire.
Un défaut de communication du Maroc
Il faut reconnaître que le Maroc officiel communique peu, et quand il s’y résout, il le fait (très) mal. Cela revient à une ancienne tradition de mutisme du makhzen historique, prolongée dans l’actuel, et cela a été renforcé par un héritage reçu de l’ancienne puissance coloniale, de l’aristocratique Lyautey aux présidents quasi monarchiques de la Vème République. Les responsables ici et là craignent de déplaire, alors ils se taisent, mais ce faisant ils desservent ce et ceux qu’ils croient servir.
Durant cette année de crise, ceux qui devaient s’exprimer, chez nous du moins, ne l’ont pas fait. Le ministre des Affaires étrangères Salaheddine Mezouar s’est caractérisé par des sorties agressives, à l’accoutumée ; l’ambassadeur en France Chakib Benmoussa ne disait rien, à son habitude, les chefs de partis versaient de l’huile sur le feu. Avec une France aujourd’hui gouvernée à gauche, les socialistes marocains n’ont plus de contacts, et encore moins le niveau. Avant, il y avait el Youssoufi, el Yazghi, Benjelloun, puis avant encore Bouabid. Mais ça, c’était avant…
Depuis plusieurs années, le Maroc, et en particulier le palais royal, sont régulièrement pris pour cible par les médias en France. Les livres à sensation se multiplient : « le roi prédateur » (Catherine Graciet et Eric Laurent), « Journal d’un prince banni » (Moulay Hicham), « Mohammed VI, derrière les masques » (Omar Brouksy)… Dans les médias étrangers et surtout français, les articles se suivent et se ressemblent, versant
dans des affaires financières, souvent vraies et bien analysées, parfois poussives et largement amplifiées.
Au Maroc, on oppose un silence assourdissant à ces écrits, non par peur de dévoiler des vérités de toutes les façons connues de tous, mais en raison de cette tradition de mutisme déjà mentionnée. On n’a malheureusement pas encore compris qu’à l’ère des technologies de communication et des réseaux sociaux, tout est dit, dévoilé, décortiqué, démasqué, et que le silence n’aboutit à aucun autre résultat que renforcer l’idée de culpabilité de ceux qui se taisent. Et face à ce mutisme, on ouvre une autoroute aux accusateurs de tous poils et de tous genres, qui se produiront encore une fois à Bruxelles par exemple, ce weekend, pour présenter l’ouvrage d’Omar Brouksy. .. Au Maroc, encore une fois, panique à bord ! Et pourtant, à force de dire que tout va mal, on montre en fait que ça va bien, puisqu’on dit que ça va mal…
L’exemple de l’enquête du Monde sur le compte HSBC du roi Mohammed VI est pourtant assez révélateur du fait qu’on parle, dans ce pays : en effet, interrogé sur ces comptes, le roi a répondu via ses avocats ; cité dans l’article, il a exercé son droit de réponse. L’ensemble des médias a tout juste évoqué la réponse, sans l’analyser, sans l’approfondir. La peur, toujours cette peur diffuse de parler, alors même que le principal intéressé a, lui, expliqué ce qui devait l’être, ouvrant la voie à l’analyse qui se devait d’être. Las… la peur !
Le makhzen traditionnel a encore la peau dure et, même quand il essaie de faire peau neuve, les uns et les autres continuent de le voir avec ses anciens oripeaux.
Le procès, dernière chance de maintien des bonnes relations
Revenons au procès de vendredi prochain. Nous avons rencontré le collectif des avocats formé de Mes Mohamed Omar Tayeb, Abdelkébir Tabih et Brahim Rachidi, agissant, insistent-ils, à titre bénévole. La 1ère audience se déroulera vendredi prochain. Zakaria Moumni expliquera encore et encore avec quelle atrocité il a été torturé. Il le dit, à la justice de France de le croire, puisque le Maroc récuse et le poursuit en diffamation.
Le Monde a publié une violente diatribe de Patrick Baudouin : « Maroc : l'affligeante complicité de Paris ». Me Baudouin, qui a préféré signer sa tribune en sa qualité de président d’honneur de la Fédération internationale des droits de l’Homme, est aussi et surtout l’un des conseils de Moumni et de l’Action chrétienne pour l’abolition de la torture (ACAT) qui soutient ce dernier avec une force qui n’a d’égale que la confidentialité de son action. Me Brahim Rachidi se propose de faire publier, sur le même quotidien, un droit de réponse. Nous verrons bien s’il le le sera. L’affaire va au-delà du cas banal de Moumni sur lequel tant de choses ont été dites, et sur lequel la justice française dira son mot.
Le débat qui s’ouvrira devant la justice sera en fait, en filigrane, celui de l’amendement de l’accord d’entraide judiciaire qui vient d’être signé entre Rabat et Paris et que Maître Baudouin dénonce comme « une affligeante complicité de la France ». On ne prête certes qu’aux riches et force est d’admettre qu’en matière de torture et pratiques dégradantes, le Maroc a un riche passé. Prouvé et reconnu. Mais concernant le chef de la DST Abdellatif Hammouchi, au cœur de cette affaire, qu’est-ce donc qui prouve son implication dans des actes de torture que les affirmations douteuses de deux ou trois individus encore bien plus douteux ? … A Paris, les juges auront toute latitude de montrer que leur justice est non seulement indépendante, mais en plus intelligente, et surtout pertinente ; en effet, à bien le lire et n’en déplaise à Me Baudouin, l’accord d’entraide judiciaire signée le 31 janvier entre la France et le Maroc n’est qu’une réplique et une application à la Convention de New York sur la torture.
Pour ces deux affaires en justice, Etat vs Moumni et Moumni vs Hammouchi, les juges parisiens devront bien lire cette Convention, pour les preuves de tortures dans la première affaire et pour la territorialité de la justice dans la seconde.
Le Maroc prouve sa bonne foi en allant engager le fer sur les terres françaises, sachant pertinemment que les débats seront enflammés et, puisqu’ils se dérouleront à Paris, personne ne pourra arguer d’une « non indépendance » de la justice, comme cela aurait été le cas pour un tribunal marocain, à tort ou à raison. Me Baudouin et les gens de l’ACAT exciperont de leurs arguments juridiques, les avocats marocains et français du Maroc répondront avec les leurs ; la bataille sur le terrain du droit promet d’être épique.
Espérons qu’à l’issue du procès, la voix du Maroc pourra dorénavant être portée par d’autres que les avocats… que les médias, la société civile, les diplomates et les politiques prendront le relais pour défendre l’image d’un pays qui a un passé lourd, mais qui avance le cœur léger. Et formons le vœu que, pour vraiment réchauffer des relations utiles aux deux pays, la France officielle saura voir le bon, parce qu’il est là et non seulement parce qu’elle en attend un retour économique et sécuritaire.