Le débat sur l’égalité devant l’héritage s’impose, par Sanaa Elaji

Le débat sur l’égalité devant l’héritage s’impose, par Sanaa Elaji

Je reviens de Tunisie, où j’ai participé à un débat aussi audacieux que passionnant, passionnant parce qu’audacieux, et audacieux car traitant de la question de l’égalité des sexes pour l’héritage. Il faut reconnaître que dans ce pays, ce type de débat a franchi des étapes très importantes, du fait du courage et de l’adhésion de la société civile.

Cet événement a pris la forme d’une conférence organisée par le « Teatro », suivie d’une pièce théâtrale articulée autour de témoignages d’hommes et de femmes tunisiens racontant par le menu les drames sociaux qu’ils ont vécus en raison de l’inégalité des deux sexes en matière d’héritage.

Cette question de l’héritage fait face à de nombreuses résistances, dont la principale est un verset coranique explicite ; mais en réalité, les écueils dépassent ce verset car le problème consiste dans ses diverses interprétations, qui sont avec le temps devenues aussi sacrées, voire plus, que le texte lui-même. Ainsi, Naïla Silini, chercheure en civilisation et en études islamiques, a exposé lors de la conférence les différentes lectures du Coran en matière d’héritage qui permettent de réaliser une équité dans son partage, dans le contexte social actuel.

Par ailleurs, il existe dans le Coran plusieurs dispositions que nous n’appliquons pas dans nos sociétés, au Maroc du moins : la lapidation des personnes convaincues d’adultère, l’amputation de la main du voleur, l’esclavage et l’asservissement des femmes prises de guerre… Aujourd’hui, notre pays a choisi la voie de l’intégration progressive au système universel des droits de l’Homme et, de ce fait, a banni de telles dispositions de son corpus pénal en dépit du fait que le Coran les prescrit. Alors pourquoi se dispenser d’adopter un comportement similaire en matière d’héritage ? Et puis il faut savoir, et ne pas oublier, que lorsque l’islam avait prévu de réserver à la femme une partie de l’héritage – même la moitié de la part de l’homme –, c’était dans l’objectif de lui rendre justice car, dans la période antéislamique, la femme en péninsule arabique n’héritait de rien. Et donc, il appartient de nos jours à la pensée objectiviste de revenir aux objectifs de départ de l’islam : rendre justice aux femmes ou, autrement dit, examiner ce pour quoi l’islam a été révélé et non pas s’atteler seulement à ce qu’il a révélé. L’esprit avant la lettre…

Il nous faut donc, en conséquence, cesser d’opposer à tout débat sur l’égalité en héritage l’argument de la foi, et cesser aussi de considérer toute personne réclamant cette égalité comme mécréante. En réalité, il faut le dire, les résistances ne proviennent pas tant de la stricte application des textes religieux que


de la préservation des droits économiques des hommes. Comment pouvons-nous donc vivre dans des sociétés qui connaissent toutes formes de corruption, de vols, de viols et de violences, des sociétés dont les membres font si peu de cas des prescriptions religieuses dans leurs quotidiens et puis, subitement, se fonder sur les textes religieux dès qu’il s‘agit d’héritage ?

Au Maroc, les statistiques officielles du Haut-commissariat au Plan établissent que près du cinquième des ménages, et plus exactement 18%, sont pris en charge uniquement par des femmes ; ajoutons-y ces familles dont les revenus sont assurés aussi bien par l’homme que par la femme. Les proportions diffèrent d’un pays à l’autre certes, mais la réalité demeure similaire. Nous sommes donc face à une mutation fondamentale sur les plans social et familial. La femme, de nos jours, n’est plus cet être qui, pour subsister, doit compter sur la présence d’un mari, d’un frère ou d’un père ; elle est devenue un acteur essentiel dans le cycle économique, participant au même titre que l’homme à la création de richesses, qu’elle travaille au sein même de son ménage ou à l’extérieur. Il existe de plus en plus d’organismes internationaux qui évaluent le travail au foyer et sa contribution au PIB national. En conséquence, maintenir la répartition de l’héritage telle qu’elle se présente aujourd’hui conduit à une forme de paupérisation de la femme, et donc à une grave injustice commise à son égard. Et rappelons qu’en termes de fiscalité, la femme est en parfaite égalité avec l’homme. Elle paye la totalité de ses impôts et non la moitié. Serions-nous donc dans l’égalité pour la dépense, mais non pour le revenu ?

La problématique est plus accentuée au sein des familles pauvres ; prenons comme exemple le travail à domicile de toutes ces femmes qui envoient leurs pécules, ou une grande partie de celui-ci, à leurs familles dans les campagnes, où leurs pères parviennent à construire une maison ou à acquérir un cheptel. Quand ce père décède, son fils hérite le double de sa fille alors même que cette dernière a contribué effectivement et directement à la constitution du patrimoine hérité.

Et donc, débattre de l’égalité en matière d’héritage n’est point une hérésie, mais une recherche de la réalisation de l’équité et une aspiration à (re)mettre le droit à l’endroit. La société évolue et sa structuration aussi. Nous ne pouvons persister à nous attacher à une lecture littérale du Coran, élaborée dans un contexte social et économique qui a dans l’intervalle significativement muté, au point d’être devenu radicalement différent de la situation actuelle que le monde musulman, et la société marocaine en particulier, vivent aujourd’hui.

Al Ahdath al Maghribiya