1924 à 2014, des Ottomans à Daech, par Driss Ganbouri

1924 à 2014, des Ottomans à Daech, par Driss Ganbouri

Voici 90 ans, le cheikh Ali Abderrazik avait publié son célèbre ouvrage « l’islam et les fondements du pouvoir » ; il avait immédiatement été combattu par tous ceux qui maîtrisaient un tant soit peu de théologie. Parmi ses plus violents contempteurs, l’université al-Azhar qui l’avait déchu de tous ses titres, la même al-Azhar qui s’évertue aujourd’hui à le réhabiliter, en ces temps où la religion se confond avec la politique, depuis la révolution des officiers libres à la celle du 25 janvier. En ces temps-là, attaquer ce livre était un acte de foi.

Et puisque le califat s’était effondré en Asie centrale, la riposte aux théories d’Ali Abderrazik avait pris la forme d’un djihad linguistique, à défaut de mieux. Le savant avait été dépouillé de tous ses titres scientifiques et académiques, son salaire avait été gelé… autant de mesures auxquelles ont recours les autocrates quand ils manquent d’arguments, avant qu’un jour, l’objet de leur ire soit réhabilité…

90 ans sont donc passés et, au vu des événements d’aujourd’hui dans la région, le livre et son auteur ont en effet été réhabilités, reprenant leur place au sein de la pensée islamique. Plusieurs institutions religieuses officielles en Egypte, dont al-Azhar, réclament une réimpression de l’ouvrage et, de fait, il a été réimprimé plusieurs fois depuis 2011. On remarquera que cette approche traditionnelle et conservatrice qui avait rejeté le livre voici 90 ans est la même qui, aujourd’hui, le cherche et le recherche pour mettre en évidence les défauts, manquements et errements de la notion de califat.

Et ainsi donc, dans son livre « l’islam et les fondements du pouvoir », Ali Abderrazik avait lancé un débat sur le sujet du califat d’une manière inédite jusque-là. Mais à cette époque-là, les théologiens étaient plutôt rigides de la pensée et avaient œuvré à museler l’auteur, arguant de motifs politiques enrobés et enveloppés de points de religion bien plus que d’arguments théologiques sérieux ; mais qu’avait donc dit Abderrazik ? Rien d’autre que le fait que le califat n’était pas tant religieux et spirituel que séculier et temporel, deux termes qui faisaient encore peur à cette époque et qui étaient souvent considérés comme synonymes d’hérésie, en raison du fait qu’ils comportaient une connotation de l’histoire de l’Occident que les Arabes avaient commencé à connaître vers la fin du 19ème siècle. Ces mêmes Arabes n’avaient retenu du concept de sécularisation que sa dimension antireligieuse car les Européens avaient séparé les pouvoirs civil et religieux… en dépit du fait que Mohamed Abdouh avait été le premier à évoquer la notion de pouvoir civil pour répondre à Ernest Renan et conférer à l’expression un sens proche de celui du « omrane » khaldounien (civilisation et culture).

Et ainsi donc, deux dates doivent être retenues aujourd’hui : 1924, année de l’annonce de la fin du califat à Constantinople et 2014, année de la naissance du califat à Mossoul. Or, la crispation théologique que la pensée islamique avait connue voici 90 ans à travers les attaques menées contre Ali Abderrazik revient aujourd’hui en force, quoique différemment, pour soutenir le commerce et les arguties jurisprudentiels islamiques


portées par le groupe Daech
. Hier, en effet, les théologiens se lamentaient suite à l’effondrement du califat ottoman et aujourd’hui, leurs successeurs pleurent l’avènement d’un autre califat, daechien, à cela près que les théologiens contemporains conservent les mêmes arguments avec lesquels ils avaient combattu Ali Abderrazik et avec lesquels ils sont aujourd’hui  combattus en creux par Daech, à savoir que le califat est bien plus politique que religieux.

Les théologiens et les historiens se sont accordés sur les définitions des différentes formes des califats qui se sont succédé dans le temps, sans vraiment avoir conscience du fonds des choses. Les formes identifiées étaient tribales, familiales ou idéologiques, et qualifiées tour à tour d’omeyyades, d’abbassides et d’ottomanes. Et puis, par la suite, ils avaient aussi identifié une autre forme, antagonique, de califat, relevant de la famille ou de la tribu, mais correspondant à une certaine phase historique ou à un rapport de force et d’influence, comme cela avait été le cas pour les Fatimides. Mais la question fondamentale n’avait jamais été posée, à savoir celle de déterminer la relation de ces califats avec l’islam. Et c’est ce qui avait emporté la conviction d’un autre penseur, Abdelhamid ben Badiss, qui avait applaudi à l’effondrement des Ottomans, dont le pouvoir n’était fondé que sur l’administration, l’impôt et les règlements.

A cette époque-là, les théologiens n’avaient jamais eu l’audace et le courage de reconsidérer les formes de la théologie, définies par leurs prédécesseurs. Le califat en était donc réduit, des siècles durant, à l’antagonisme et au rapport de force entre dominants et dominés. Puis, avec le temps, ce patrimoine avait entériné l’idée d’un partage léonin où la force l’emportait sur la religion, celle-ci étant toujours soumise à celle-là, avec la justification et l’onction des théologiens. Ainsi, le pouvoir s’était transmis des Omeyyades aux Abbassides, puis aux Ottomans, non pas par la force de la religion mais par celle du sabre. C’est aussi le sabre et la géographie qui avaient permis aux gouvernants de Cordoue d’imposer leur pouvoir, de même qu’aux califes fatimides et d’Egypte de faire pareil.

Les théologiens n’avaient pas bien assimilé le fait qu’ils avaient eux-mêmes permis, de par leur culture accumulée des siècles durant quant à la loi de la nécessité et le califat despotique à ouvrir la voie à tout groupe influent, armé et puissant à établir son califat au nom de la religion. Et donc, en tous lieux et de tous temps, la force avait primé, et cela se poursuit encore aujourd’hui avec Daech. Les théologiens avaient donc laissé s’évaporer les concepts de la légitimité religieuse, au profit de tous ces groupes capables de s’imposer par la force du cimeterre.

Et c’est ce paradoxe qui a fait qu’un livre rejeté et condamné il y a 90 ans serve de nos jours de planche de salut à ceux qui sont portés par les instincts meurtriers pour s’imposer au nom de la religion. En 1924, Ali Abderrazik avaient confondu ce type de pouvoir contre ces groupes violents et voilà que ces mêmes groupes violents s’appuient en 2014 sur ce livre pour asseoir leur pouvoir.