(Billet 955) – Le Maroc doit-il rompre ses relations avec Israël ?
A en croire les slogans scandés dans les rues et artères marocaines lors des manifestations de soutien à Gaza, à lire les contributions de plus en plus nombreuses de Marocain(e)s dans les réseaux sociaux, il faut croire que oui. Mais à y réfléchir un peu, tout en laissant la juste et légitime émotion s’exprimer, peut-être que non… car de la même manière que Mahmoud Abbas ou le Hamas ne représentent pas forcément les Palestiniens, Benyamin Netanyahou ne représente pas la nation israélienne et incarne encore moins le peuple juif qui, jusqu’au 7 octobre, en était à plusieurs semaines de manifestations contre son premier ministre.
Dans cette affaire de guerre, ou pour être plus précis de massacre à Gaza, et bien que cela ne soit pas aisé, il faut pouvoir faire la part des choses. Si on admet que l’attaque meurtrière du Hamas, ce funeste 7 octobre, est le résultat et l’aboutissement d’une politique d’apartheid décennale soutenue et indigne, il faut aussi comprendre que les Israéliens, peuple meurtri par la Shoah et son souvenir, n’allaient pas rester sans réagir et qu’ils allaient réagir brutalement, sanguinairement. A qui la faute ? L’Histoire le dira car aujourd’hui, les deux camps sont profondément divisés, la haine suinte de partout, l’effroi s’est partout installé en Israël et le sang gicle de Gaza pressurisée.
Qu’en est-il du Maroc ? Un royaume paisible, éloigné de la zone de conflit, mais distant par la géographie seulement car les cœurs et les esprits, et même les tripes, sont en Palestine et l’ont toujours été. Ce n’est pas pour autant suffisant pour masquer la raison d’Etat, et la raison tout court. D’abord, on ne peut parler de normalisation entre le Maroc et Israël, car avec la judéité inscrite dans notre constitution et la présence de quelques 800.000 juifs d’origine marocaine en Israël, il faudrait être naïf pour croire qu’il n’y avait pas de relations avant 1995 (année de la 1ère « normalisation ») et entre 2000 et 2020. Bien au contraire.
Ensuite, le monde change, devient radicalement différent de ce qu’il fut jusqu’à cette troisième décade de notre siècle. L’heure est à l’audace diplomatique et l’ère n’est plus aux idéologies ou convictions du 20ème siècle. Désormais, il faut pouvoir parler à son « ennemi », savoir écouter ses adversaires et surtout, apprendre à se méfier et à se défier de ses « amis ».
Le Maroc a un double défi, en l’occurrence la question de son intégrité territoriale et son développement économique. Pour le premier point, l’Accord tripartite du 22 décembre 2020, signé entre le Maroc Israël et les Etats-Unis officialise les relations avec l’Etat hébreu et entérine la reconnaissance de notre intégrité territoriale par Washington puis, plus tard, par Tel Aviv. Nul ne peut disconvenir que l’affaire du
Sahara a connu, sinon une résolution définitive, du moins une accélération du tempo depuis la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara, et cela en dépit des atermoiements et de l’opacité de la position de l’administration démocrate de Joe Biden. Pour le second élément, le développement économique, il est souligné par les très nombreux échanges et partenariats conclus avec Tel Aviv, sur les plan industriel, agricole, scientifique et universitaire, et aussi militaire. C’est encore peu, c’est mis aujourd’hui en pause, mais l’avenir devait et pourrait s’annoncer prometteur.
L’Accord tripartite, en dépit des lenteurs américaines, est donc une entente qui sert les intérêts à moyen et long terme du royaume, lequel est depuis trois ans resté absolument fidèle et entièrement loyal à la cause palestinienne. Pourquoi changer maintenant, et prendre le risque de voir s’écrouler cet échafaudage diplomatico-économique bâti par Rabat au terme de plusieurs années d’âpres et discrètes négociations ? Et, pour rester dans la logique de ceux qui appellent à une rupture des relations avec Israël, pourquoi ne pas aller plus haut encore et rompre également avec les Etats-Unis et les pays occidentaux qui soutiennent les massacres en cours à Gaza ?
Depuis trois ans et cette reconnaissance américaine de notre intégrité territoriale, le Maroc a durci le ton à l’égard de certains de ses partenaires historiques qui se complaisaient dans la zone grise dans laquelle se trouvait coincée la question du Sahara pour engranger bien des avantages arrachés au Maroc, parfois à l’insu de son plein gré. Imaginons donc ce que serait la position du Maroc en cas de rupture brutale, alors même que les pays arabes signataires des Accords d’Abraham sont également en position d’attente, pour ne pas brûler sur l’autel de l’actualité chaude et brutale des accords prévus pour durer dans le temps et s’inscrire dans la durée.
Si le Maroc retourne en arrière, il prendrait le risque du retrait de la reconnaissance par les Américains, dont il se ferait par la même occasion de farouches ennemis, ce qui n’est pas, on en conviendra, une situation d’avenir ; si, à l’inverse, il tient bon, maintient l’Accord tripartite, poursuit son action en coulisses, soutient la Palestine et la solution à deux Etats, attend le changement à la tête d’Israël et s’implique dans les inévitables discussions postérieures au massacre, il pourra alors obtenir bien plus qu’une réaction émotionnelle de rupture des relations avec Israël, décision qui ne pourrait être que précipitée et ravageuse.
En relations internationales, il faut savoir être calculateur, bannir l’émotion, jouer le temps et bien mesurer les conséquences de ses actes, partant du fameux principe qui veut qu’un pays n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents, il n’a que des intérêts permanents. Le Maroc ne doit pas rompre sa relation, seulement l’interrompre.
Aziz Boucetta