(Billet 942) – A Gaza, c’est la mémoire de la Shoah qu’Israël et ses alliés profanent
Ce qui se déroule aujourd’hui à Gaza et dans une moindre mesure en Cisjordanie outrepasse le traditionnel et vieux conflit israélo-palestinien ; il est devenu l’incarnation de la rupture du monde occidental avec le monde arabe, voire le monde tout court. Chaque jour qui passe, des crimes de guerre sont perpétrés par l’Etat d’Israël, chaque semaine qui passe, nous assistons à des crimes contre l’humanité, et chaque mois qui passera nous rapprochera d’un génocide.
Plus grave encore pour ce monde occidental est la fracture qui commence à se dessiner en son sein, entre les soutiens inconditionnels à Israël et les autres, ceux qui, humanistes, juristes, pacifistes, ou simplement humains, se dressent contre les massacres en cours, documentés, filmés, enregistrés. Le poids de l’Histoire est plus lourd que jamais, l’histoire du 20ème siècle et de sa sinistre Shoah, mais aussi l’histoire plus lointaine de l’Europe, avec ses pogroms aussi répétés que meurtriers.
Face au souvenir qui remonte de cette histoire, les Occidentaux sont pétrifiés et acceptent tout d’Israël, et les Israéliens laissent leurs émotions prendre le dessus et jouent de ce complexe occidental à leur égard et en leur faveur. Mais les uns et les autres, ce faisant, minent et ruinent l’avenir même de l’Etat hébreu. Car, en effet, malgré les pogroms passés, l’antisémitisme marqué et l’Holocauste de funeste souvenir, rien ne pourrait légitimer cette violence aveugle de Tsahal, les bombardements d’hôpitaux et d’ambulances, le déplacement massif des populations qui confine à l’épuration ethnique et le cynisme des Israéliens.
Ce cynisme les conduit à tirer profit du trépas de leurs propres aïeux pour faire subir aux Palestiniens un sort qui évoque celui du ghetto de Varsovie. Les Israéliens n’aiment pas qu’on leur rappelle cela, mais leur armée fait tout ce qui en son pouvoir – qui est grand – en ce sens. Et, en Europe et aux Etats-Unis, les politiques et les médias s’évertuent à expliquer l’inexplicable, à justifier l’injustifiable, à ne pas nommer l’innommable. Sur les télévisions européennes et américaines, malgré une intensité variable, des porte-paroles de l’armée et du gouvernement israéliens admonestent et parfois même agressent tout intervenant, universitaire, reporter, responsable politique ou journaliste, qui n’adopte pas les éléments de langage retenus pour cette guerre, ce massacre serait-il plus juste de dire. Les victimes israéliennes du 7 octobre ont leurs histoires, et les victimes palestiniennes des jours et des semaines d’après sont les oubliées de l’histoire.
Les Israéliens ne prennent pas la mesure de ce qu’ils font car par ces comportements, ils conduisent à un mouvement de retournement d’opinion de plus en plus puissant, de plus en plus irrépressible, de plus en plus irréversible. Le monde occidental, abreuvé par les grandes envolées émotionnelles contre la Russie en Ukraine, comprend
de moins en moins cette partialité inhumaine et déshumanisée de ses dirigeants.
Du côté des pays du monde, ce même bloc occidental, déjà sérieusement malmené par l’émergence d’un ordre international nouveau, perd de plus en plus fort et de plus en plus vite son aura, avec ses valeurs et ses principes. Le monde retiendra que ces valeurs ne sont plus occidentales, mais simplement d’ « invention » occidentale. L’Ouest se perd dans son égarement et plus le massacre se poursuit aujourd’hui, plus il en paiera le prix demain.
Dans l’espace arabo-musulman, Israël a le plus à perdre et avec lui, le Bloc ouest dans sa totalité. Les opinions publiques arabes, dans les pays qui ont noué ou renoué des relations avec Tel Aviv, ne resteront pas longtemps encore dans leur attitude d’indignation et de condamnation : dans les semaines ou mois à venir, elles exerceront une pression telle que leurs gouvernements pourraient être conduits à suspendre ces relations.
Par ailleurs, la guerre de Gaza participera à une légitimation du Hamas, un groupe qui serait passé en l’espace de quelques années d’organisation de résistance à organe de terreur, desservant une cause qu’il dit vouloir servir et défendre. Mais aux yeux du monde, face aux atrocités commises par Tsahal, le Hamas deviendra l’âme et l’incarnation de la résistance palestinienne.
Enfin, sur le plan économique, Israël paie le prix fort. Avec les réservistes mobilisés (10% de la population active), les chantiers sont au ralenti, voire à l’arrêt, l’économie marque le pas, le tourisme n’existe plus, les investisseurs hésitent et la reprise économique de ce pays habitué aux situations de guerre ne pourra se faire qu’au prix d’une crise politique majeure, quand l’heure des comptes sera arrivée pour Benyamin Netanyahou et son gouvernement de colons. Et sur le plan économique aussi, on pourrait attendre une réaction des pays arabes riches et détenteurs de capitaux et de pouvoir dans les pays occidentaux.
Cette guerre bat encore son plein mais dans quelques semaines, les Palestiniens feront le décompte de leurs morts, blessés et handicapés, et les Israéliens feront les comptes de leurs abattis, moraux, économiques, politiques et surtout, avant tout, de la monumentale et spectaculaire érosion du capital de sympathie dont ils ont toujours fait l’objet en Occident.
Israël, avec ses agissements et son comportement, son aveuglement et ses bombardements, est en train de gommer toute la mémoire de la Shoah. Désormais, en Occident et dans le monde, on se souviendra de moins en moins des camps de l’Holocauste et de plus en plus de l’inhumanité israélienne de cette fin d’année 2023. Et c’est aussi regrettable pour la mémoire des victimes juives du IIIe Reich que pour les victimes palestiniennes de l’Israël de Netanyahou et de ses complices au gouvernement.
Aziz Boucetta