(Billet 938) – Les enfants des rues ne devraient-ils pas être des pupilles de la nation ?

(Billet 938) – Les enfants des rues ne devraient-ils pas être des pupilles de la nation ?

Il existe au Maroc une distorsion assez gênante, très troublante entre ce que nous voulons être, ce que nous disons être et ce que nous sommes. Cela se révèle dans bien des domaines, et l’un des plus dérangeants est celui des enfants abandonnés qui sillonnent nos rues, étalant leur misère et nous plaçant devant nos consciences. Un enfant est, par essence, l’incarnation de l’innocence ; il n’a pas demandé à être de ce monde et, une fois qu’il y est venu, il n’a pas non plus voulu être à la rue.

Après le séisme qui a frappé les régions d’al Haouz, endommagé bien des douars et ravagé des milliers de vies, une décision du roi Mohammed VI est venue sauver des centaines d’enfants, désormais déclarés « pupilles de la Nation ». Ils seront pris en charge par l’Etat, entre autres pour leurs soins et leur éducation, jusqu’à l’âge de leur majorité, au-delà s’ils sont étudiants.  C’est tout en notre honneur.

Au Maroc, une loi de 1997, inscrite au Bulletin Officiel par dahir d’août 1999 (un mois après l’accession au trône du roi Mohammed VI), établit et définit le statut de « pupille de la Nation » pour les enfants sans ressources, de parents ou soutiens morts ou incapacités suite à leur participation à la défense de l'intégrité territoriale du Royaume ou lors de missions de maintien de la paix ou d'opérations humanitaires ordonnées par le chef de l’Etat… dit la loi. Au lendemain du tremblement de terre du 8 septembre, le roi Mohammed VI a demandé au gouvernement d’ajuster la réglementation pour englober les enfants d’al Haouz qui se trouvent en précarité depuis ce jour. Le gouvernement s’y attelle.

Ce faisant, il serait sans doute inspiré d’élargir la définition de « pupille de la Nation » aux enfants en situation de précarité, tout court. Que leurs parents soient militaires ou non, qu’ils soient victimes d’une catastrophe naturelle ou non, qu’ils soient simplement victimes de la vie qu’ils n’ont pas demandée… les enfants de ce pays doivent être pris en charge par ce pays. Et si leurs parents ou soutiens ne sont pas « morts pour la patrie », eux, ces enfants, pris en charge par l’argent public, « vivront » pour ladite patrie, ils la serviront cette patrie.

« Il y en a trop », pourrait-on dire, quelques centaines de milliers. Certes, mais pour un Etat digne de ce nom, qui respecte sa population donc se respecte lui-même, ces enfants ne doivent pas être livrés, au mieux à la précarité, au pire à la rue, surtout que par...

la législation et l’éducation, les pouvoirs publics sont quelque peu comptables et même responsables de l’inquiétante multiplication des enfants des rues : grossesses hors mariage, viols, disputes des parents… Enfants des rues avant 15 ans, NEET après !

La place d’un enfant n’est pas dans la rue, le principe est aussi concis qu’indiscutable. Et si cela coûte beaucoup d’argent à l’Etat en aval pour recueillir, accueillir, abriter et éduquer tous ces enfants abandonnés et livrés à eux-mêmes et aux prédateurs de la rue, alors la puissance publique devra agir en amont, en changeant les lois et règlements sur la contraception/avortement, en faisant évoluer la société par l’éducation et l’acceptation sociale des mères célibataires… Le travail a déjà commencé avec la demande insistante du roi Mohammed Vi pour faire évoluer le code de la famille, et aussi avec un ministre de la Justice qui, pour paraître brouillon et pour être gouailleur, semble savoir ce qu’il veut et où il va.

Il importe donc de régler cette problématique de l’enfance des rues. La patrie, elle, en faisant cela, en sera grandie et honorée. A l’inverse, ne pas le faire, ne rien faire, laisser faire, et la société se trouvera en danger face à ces enfants grandis dans les jungles urbaines avec tout le lot de viols, violences et violations qu’on peut aisément et douloureusement imaginer ! On les retrouvera, immanquablement, tôt ou tard, entre les mains de la police, puis de la justice, puis de l’administration pénitentiaire, qui s’est récemment plainte de la multiplication des condamnations et des incarcérations.

L’Etat ne peut se déclarer impuissant pour raisons budgétaires, car pour cette seule année 2023, les milliards de DH pleuvent pour plusieurs grands chantiers nationaux, de l’Etat social à la reconstruction, des interconnexions hydriques aux préparatifs de la CAN et du Mondial, de la très large opération d’aide au logement aux aides massives à l’investissement. Des centaines de milliards de DH s’abattent sur ce pays pour le développer, le hisser au rang des nations prospères. Le Maroc qui voit grand et souhaite figurer parmi les grands ne doit cependant et préalablement plus voir ses petits mendier au feu rouge, dormir dans la rue, exécuter des tâches dangereuses.

Mais comment être réellement prospère si les enfants esseulés de ce pays, victimes d’une vie qu’ils n’ont pas demandée, se multiplient dans les rues, abandonnés par leurs parents et ignorés par la société ? De la réponse à cette question dépendra la consistance de tous ces grands projets et la pertinence de nos projections.

Aziz Boucetta