(Billet 893) – La leçon française
Les évènements qui se déroulent en France sous le regard du monde entier devraient inciter les dirigeants de la planète à la réflexion. En effet, l’humanité vit un double choc qui pourrait embraser nombre de pays et exacerber les tensions jusque-là collectivement intériorisées : la sortie difficile d’une pandémie qui a bouleversé les économies et les sociétés, et la révolution technologique qui met les sociétés en réseau, facilitant la convergence et la contagion des colères.
En France, aujourd’hui, la confrontation entre une société en souffrance identitaire et en déclassement économique et un pouvoir isolé, discriminant et violent a mis le feu aux poudres et conduit les plus radicaux à des actes extrêmes. Cela a plongé le pays dans une plus grande incertitude encore, après le conflit des gilets jaunes, la gestion douteuse de la pandémie et les tensions et heurts liés la réforme des retraites.
Pour expliquer cette révolte aussi inédite que prévisible, le président Macron a pointé le rôle des réseaux sociaux et son ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti a confirmé le propos, annonçant sa décision de s’en prendre à l’un de ces réseaux. Snapchat aujourd’hui en France, Facebook hier pour les printemps arabes, Whatsapp, Twitter, Tik Tok ailleurs et partout, la révolution technologique facilite les révolutions tout court.
Cela devrait inciter les dirigeants du monde entier, et plus particulièrement dans la zone méditerranéenne, à réfléchir à leurs sorts et à leurs sociétés. Toute colère sociale peut très vite basculer en mécontentement populaire, irrésistible et irrépressible. Le mécontentement peut s’exprimer à travers les urnes ou, plus souvent, directement dans les rues. Et on voit bien que les meilleures sécurités du monde ne peuvent faire face à une société énervée, connectée et organisée, qui n’a plus le temps d’attendre les élections pour en découdre avec ses dirigeants.
Tous les pays de la région méditerranéenne, et même au-delà, doivent faire face aux mêmes difficultés de sortie de la crise Covid, en œuvrant à réparer les dégâts occasionnés par près de trois ans de turbulences en tous genres et en relançant leurs appareils productifs. Tous les pays de la région, et au-delà encore, subissent les incertitudes nées de la guerre en Ukraine et, plus largement, à la confrontation entre le bloc occidental et la Russie, voire le reste du monde. De nombreux pays de la région sont confrontés aux effets désastreux du réchauffement climatique, dont les migrations de plus en plus
importantes, domestiques ou extra frontalières. Et aucun pays, de la région et au-delà ne semble prendre réellement la mesure des bouleversements psychologiques individuels et leur somme collective sur le comportement global des sociétés face à cet amoncellement de crises passées, actuelles et à venir.
Ainsi, dans les pays du pourtour méditerranéen, on a constaté des colères populaires nées de divers évènements ; cela peut être des décisions publiques ou gouvernementales rejetées par les populations, des faits divers individuels qui tournent au drame collectif, ou encore des procès en incompétence faits à des gouvernements incapables de penser la bonne action ou d’imaginer la réaction adéquate face aux différents problèmes qui adviennent.
La révolution technologique et l’extraordinaire développement des réseaux sociaux ont également créé une nouvelle catégorie d’activistes appelés influenceurs. Comme le remarquait et pressentait Umberto Eco, il n’est pas besoin d’avoir une formation solide ou une idéologie robuste pour conquérir une large audience et être suivi par des millions de personnes. La médiocrité menace la stabilité.
Le cocktail explosif est là. Des problèmes d’un type nouveau, mondiaux, et des moyens de communication modernes, globaux, face à des pouvoirs politiques qui réfléchissent et agissent encore à l’ancienne, car opposer l’urne quinquennale au clavier permanent est une entreprise périlleuse et vouée à l’échec.
Ce qui se passe actuellement en France réunit peu ou prou tous ces éléments, et peut créer une forme d’émulation chez les autres peuples, partant du principe que les mêmes causes engendrent les mêmes effets, surtout quand on dispose des mêmes moyens. Les opinions publiques sont volatiles autant que les influenceurs sont volubiles et les vérités ne sont plus aujourd’hui celles exposées et proposées par les Etats, les peuples ont les leurs désormais.
En cette époque qui est aujourd’hui la nôtre, il appartient aux gouvernements, dont celui du Maroc, de s’exprimer, d’expliquer, d’être à l’écoute voire au chevet de leurs opinions publiques, d’anticiper, d’innover. Des politiques de nature verticale ne fonctionnent plus et la légitimité, garante de la stabilité, ne se fonde plus seulement sur les classiques voies institutionnelles comme les élections, mais repose aussi sur l’humeur de sociétés en perpétuel mouvement et à l’incandescence facile et explosive.
Il ne faut pas attendre que l’étincelle fasse son œuvre et que les gens soient dans les rues car le retour à la normale est toujours difficile, peut-être même impossible. S’il est une leçon à tirer des événements en France, c’est bien celle-ci.
Aziz Boucetta