(Billet 865) – Crise cardiaque et/ou cérébrale ?
« Le Maroc, c’est comme la famille, on l’aime mais de loin ». Cette phrase a été prononcée par un jeune Marocain, migrant récent en Europe. A la question de savoir s’il reviendrait une fois ses études terminées, il a expliqué que le Maroc, c’est comme la famille, on l’aime et on ferait tout pour elle, mais en mettant une distance respectable. Pourquoi ce jeune homme est parti ? Parce que, plus grave que la crise cardiaque, le Maroc vit une crise cérébrale, et que donc les espoirs sont gris.
Et de fait, les chiffres publiés ici et là sont plutôt moroses. Le taux de chômage s’envole à près de 13%, et celui des jeunes de 15 à 24 ans culmine à 35,3%, la sécheresse est préoccupante avec un taux de remplissage des barrages dans le pays à 32,4% (contre 34,3% en mai 2022). Le moral des ménages, selon le HCP, a atteint ce premier trimestre 2023 son plus bas niveau depuis 2008. Nul besoin d’ajouter d’autres chiffres, le tableau est suffisamment triste ainsi. Ah si, plus de 12.000 entreprises ont fait faillite en 2022, (17% de plus par rapport à 2021), et 13.000 devront leur emboîter le pas en 2023.
On n’en parle pas assez, pris que nous sommes dans une spirale chagrine, mais les effets de la pandémie frappent le pays de plein fouet. Piètre consolation, il en va ainsi dans la quasi-totalité des pays du monde, même les plus prospères. Et pour corser les choses, les effets combinés de la sécheresse et de la guerre en Europe s’abattent sur une agriculture mal pensée depuis des années et sur une économie fatiguée pour en être significativement dépendante.
En 1995, à la lecture d’un rapport de la Banque mondiale, feu le roi Hassan II prévenait que le Maroc était au bord d’une crise cardiaque. Près de 30 ans plus tard, le royaume a fait un grand bond en avant, un pas de géant même avec un PIB en augmentation de près de 3,5 fois (le PIB par habitant a suivi, mais avec seulement 2,2 fois plus), des infrastructures nouvelles partout, une industrie variée, une économie résolument exportatrice. Et le voilà qui accuse le coup, avec une autre crise, cérébrale cette fois.
Pourquoi cérébrale ? Parce que sur les 5 millions de Marocains vivant (officiellement) à l’étranger, 4 sont partis après l’an 2000 et 1 après 2015… parce que ces Marocains du monde ont un niveau d’instruction plus élevé que la moyenne de la population du Maroc (le tiers avec un diplôme de l’enseignement supérieur) et parce que la dynamique de l’émigration féminine s’est puissamment renforcée.
Le roi Mohammed VI s’était
interrogé en 1999 (le 20 août, plus précisément) : « Comment espérer atteindre le progrès et la prospérité alors que les femmes, qui constituent la moitié de la société, voient leurs intérêts bafoués ? ». Aujourd’hui, elles sont une seulement sur cinq à exercer une activité rémunérée et seules 43% des diplômées de l’université travaillent, sans pour autant percevoir la même rémunération que leurs congénères masculins. Alors si de plus en plus de femmes issues de l’enseignement supérieur s’en vont, cela complique la donne, et le Maroc se vide de ses RH les plus talentueuses. En matière de libertés, de droits et de droits de la famille, le chef de l'Etat avait demandé cet été une refonte de la Moudawana, mais les femmes, la famille et la Moudawana attendent toujours.
La crise cérébrale est aussi celle de la vacuité de plus en plus préoccupante de la classe politique. Avant, le Maroc avait des élites intellectuelles qui s’impliquaient résolument dans la vie de la cité et des élites politiques de bonne facture ; mais cela, c’était avant… Aujourd’hui, le gouvernement est cruellement technocratique, c’est-à-dire qu’il gère et planifie, sans vision ni idéologie, sans charisme ni effet d’entraînement au sein de la population. La technocratie est certainement utile et même souhaitable, elle est en situation dans la majorité des pays, mais elle est menée par une ligne politique qui manque singulièrement au royaume.
« La politique, c’est parler aux gens », dit-on, et particulièrement quandu lesdites gens sont au bord de la crise de nerfs. Les Marocains ont vécu le Covid, ses affres, ses frayeurs, ses restrictions et l’appauvrissement qu’il a induit ; ils sont conscients de la sécheresse et de ses effets ; ils ont accepté l’inflation aux premiers jours de la guerre en Europe. Mais aujourd’hui, en plus des craintes et inquiétudes et des prix qui ne répondent plus à aucune logique, les hauts commis de l’Etat tirent la sonnette d’alarme et le gouvernement tire la langue. Son chef ne convainc plus personne au moment même où la société a besoin d’être rassurée.
Que faire alors ? Dans des conditions de crise cardiaque ou de crise cérébrale, les médecins utilisent généralement d’électrochocs. C’est toujours brutal mais c’est souvent salvateur. L’électrochoc peut être politique pour la vision, économique pour le pouvoir d’achat, social pour les droits ou même judiciaire pour la confiance. Une combinaison des quatre serait bienvenue car le Maroc, avec ses attentes internes et ses ambitions extérieures, le vaut et le mérite.
On ne l’en aimerait que plus, et même de près, pour répondre à notre jeune homme parti en Europe. Peut-être reviendra-t-il et peut-être que d’autres ne partiraient pas.
Aziz Boucetta