(Billet 373) - Une loi révolutionnaire est entrée en vigueur... et personne ne le sait !

(Billet 373) - Une loi révolutionnaire est entrée en vigueur... et personne ne le sait !

Il s’agit d’une loi qui libérera, enfin, le Maroc de l’un de ses derniers vestiges moyenâgeux : le travail à domicile. Les gens de maison, désormais élégamment qualifiés de « travailleurs à domicile » ou « travailleurs domestiques », ont désormais leur loi, la 19-12*, et sont ainsi reconnus comme citoyens à part entière, avec des droits et des obligations. La loi est en vigueur depuis le 3 juin dernier, il appartient aujourd’hui à l’Etat de la faire appliquer avec vigueur.

Combien sont-ils, sont-elles ? Nul ne le sait, et c’est déjà réducteur, voire méprisant. On parle ici de 200.000 personnes travaillant dans les chaumières, mais on évoque également un chiffre taquinant le million, sachant qu’il existe en 2020 plus de 8,4 millions de ménages au Maroc, dont 5,7 urbains (projections HCP). Et au doigt mouillé, sachant que recruter du personnel de maison n’est pas l’apanage des seuls nantis, on peut raisonnablement considérer que le chiffre d’un million approche davantage de la réalité, regroupant les gens de ménage, gardiens, nurses, cuisiniers/ières…

Cette loi est historique et révolutionnaire. Historique car c’est la première fois au Maroc que le personnel de maison fait l’objet de l’attention étatique, et révolutionnaire car dorénavant, les « petites bonnes » comme on les appelait jadis (et encore chez certains irréductibles) bénéficieront de droits. Oh certes, les travailleurs domestiques ne bénéficient pas des mêmes droits que leurs congénères « normaux », car pour un Smig de moins de 1.700 DH mensuels, ils pourront travailler 48 heures par semaine, 40h pour les mineurs de 16 à 18 ans.

Cette loi est également révolutionnaire du fait que les chefs de famille autoritaires, les marâtres atrabilaires (ci-contre) et les adolescents tout juste pubères sauront que désormais, ce ne sont plus des esclaves, ou des serfs dans le meilleur des cas, qui travaillent chez eux, mais des personnes à part entière, des citoyens avec des droits. A ce propos, il sera intéressant de savoir combien parmi les bienpensants et chantres des droits observeront la loi 19-12, et combien dérouleront leurs arguments visqueux...

Socialement, donc, la loi est d’une importance cruciale car elle permet d’accéder à la vraie citoyenneté des gens qui en étaient jusque-là théoriquement...

privés, en les faisant bénéficier d’un droit qu’ils n’avaient pas. Sur le plan économique, la nouvelle législation sur le travail domestique est importante car en libérant les travailleurs domestiques des charges de santé et en leur versant des indemnités de 300 DH par enfant, elle dopera à terme la consommation intérieure.

Il reste que tout cela, pour les années à venir, restera une sorte de chimère, puisque les gens ne connaissent pas forcément le droit… et que quand ils le connaissent vaguement, ils le bafouent allégrement… et que, enfin, il n’existe pas de véritable moyen de vérifier la conformité des ménages avec la loi… Mais comme pour les droits de l’Homme, qui ont connu d’immenses avancées sans pour autant être définitivement ancrés dans les mœurs, les droits des travailleurs mettront des années à marquer les esprits. Mais la 19-12 est un bon début.

On peut ne pas apprécier le mode de gouvernement d’Abdelilah Benkirane, ni même l’homme, mais il aura offert au Maroc une loi qui aurait mérité de porter son nom. Rendons-lui hommage pour cela, ainsi qu’à Nabil Benabdallah sans lequel cette loi n’aurait pas vu le jour s’il n’avait insisté pour limiter à cinq ans la période de travail des 16 à 18 ans et éteindre une polémique qui menaçait la promulgation même de la loi.

On construit un pays avec ses hommes et ses femmes, ses jeunes et ses moins jeunes, ses riches et ses démunis. Consacrer cette importance partie de la population active (environ 10% si on retient l’estimation du million) représente un pas de géant vers la construction d’une société égalitaire, démocratique, où tous auront des droits, et où tous apprendront à connaître leurs obligations. Il reste juste que l’Etat joue son rôle, alternant la carotte de la sensibilisation et de la souplesse avec le bâton de l’application stricte de la loi, pour tous… mais cela est une autre affaire.

Aziz Boucetta

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* Un « Guide pratique pour l’application de la loi sur les travailleurs et les travailleurs domestiques » est publié par Mohamed Haitami, avec CD et code QR, examinant l’ensemble des aspects de la loi 19-12. Disponible en librairies à 89 DH ou, plus simplement, sur boutique.lematin.ma.