Méditerranée : ni survivant, ni dépouille, le drame des « naufrages invisibles »
Après avoir lancé un appel à l’aide à la plateforme téléphonique Alarm Phone, 91 personnes ont disparu en mer Méditerranée le 9 février. L’Organisation internationale pour les migrations estime que 13 367 personnes ont disparu au fond de la mer depuis 2014, beaucoup d'entre elles lors de « naufrages invisibles ».
Le 9 février, la plateforme téléphonique d’urgence Alarm Phone reçoit un appel de détresse. À l’autre bout de la ligne, des migrants entassés sur une embarcation au large de la ville de Garabulli, en Libye. Ils sont 91, originaires notamment du Nigeria et du Soudan, à essayer de partir loin des côtes libyennes et de rejoindre l’Europe via la Méditerranée. Sur l'embarcation, c'est la panique. L'eau s'engouffre dans le bateau et plusieurs personnes sont déjà passées par-dessus bord.
Alarm Phone prévient les autorités compétentes pour organiser leur sauvetage. Les réponses tardent à venir. Le seul navire humanitaire présent en mer, l'Aita Mari, est trop loin. Une heure plus tard, le contact avec le bateau est perdu. Il ne sera jamais rétabli. « Nous ne savons pas ce qu’il est advenu de ces personnes », commente Maurice Stierl, membre d'Alarm Phone.
Les migrants ont-ils été récupérés par les garde-côtes libyens, qui sont censés intervenir dans cette zone ? Silence radio. « Nous n’avons reçu aucune confirmation de leur part, et nous avons de fortes raisons de penser que l’embarcation a fait naufrage », répond Maurice Stierl.
« Nous ne pensons pas non plus que ces 91 personnes aient été interceptées par les garde-côtes libyens », réagit à son tour Marta Sanchez, chargée du projet « Migrants disparus » au sein de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). « Les garde-côtes ont mené une interception le 10 février mais cela concernait un bateau avec 81 personnes à bord et situé dans une zone différente. »
Via un travail d'élimination, l'OIM a par ailleurs écarté l'éventualité d'un sauvetage de ces migrants par d'autres autorités ou individus. « Selon nous, il n’y a plus que deux options possibles : soit les passagers sont retournés d’eux-mêmes vers les côtes libyennes qui étaient situées à quarante kilomètres de là où ils se trouvaient, mais cela paraît peu probable ; soit l’embarcation a coulé », indique la spécialiste.
Selon Alarm Phone, des pêcheurs ont repéré des gilets de sauvetage, des réservoirs de gaz et des vêtements flottant à la surface de l'eau dans la zone depuis laquelle l'appel de détresse avait été passé. Un avion, envoyé sur place plusieurs heures après l'alerte par l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex, a en outre aperçu un bateau pneumatique noir dégonflé et vide. « Ce bateau correspond à celui que l'on recherchait », assure Maurice Stierl.
Jeudi 20 février, Alarm Phone a annoncé avoir interpellé différentes autorités pour "clarifier la situation" et les exhorter
à apporter des réponses sur ce drame.
Plus de 13 000 disparus depuis 2014
Ce genre de naufrages - qualifiés d' « invisibles » par l'OIM - n'est pas rare. Rien qu'en 2019, plusieurs ont été dénombrés. Le 29 novembre, 70 personnes, dont quatre femmes enceintes et 10 enfants, avaient disparu dans les eaux maltaises. Huit jours plus tôt, une autre embarcation transportant 94 personnes, dont 13 femmes, parmi lesquelles trois enceintes, et des enfants, avait elle aussi quitté les écrans radar.
Combien sont-ils, à l'instar de ces 91 migrants, à s’être évanouis dans la nature après avoir tenté de traverser cette mer ? Selon des estimations de l'OIM, 19 903 personnes ont péri en mer Méditerranée depuis 2014 (ce chiffre ne tient pas compte du probable naufrage du 9 février). Sur ce total, les dépouilles de 6 536 personnes ont été retrouvées, ou ramenées sur les côtes par l’effet des courants. Les 13 367 personnes qui restent ont, quant à elles, totalement disparu et leur trace n’a jamais été retrouvée.
« Il est très difficile de documenter ces disparitions, indique Marta Sanchez. Dans ces 'naufrages invisibles' il n'y a, par définition, ni survivant, ni dépouille. Nous nous fions donc à plusieurs sources pour collecter des informations : les ONG qui disposent de plateforme téléphonique d’urgence donc, comme Alarm Phone ou Caminando Fronteras, mais aussi les ONG qui travaillent au contact des migrants et de leurs proches. Nous pouvons grâce à eux avoir accès à des témoignages de personnes qui alertent sur les cas de migrants disparus. »
« En Méditerranée centrale, une personne sur 21 meurt »
Les données recueillies sont ensuite recoupées dans la mesure du possible grâce, notamment, aux informations fournies par les garde-côtes, les polices, ou les équipes de l'OIM qui sont souvent présentes lors des débarquements dans différents pays. « Les autorités libyennes, quant à elles, partagent rarement des informations avec nous, ajoute Marta Sanchez. Tout ce travail peut prendre des semaines. »
Un travail de fourmi dont les résultats ne peuvent être qu'approximatifs. Les données de l'OIM ne sont d'ailleurs pas officielles.
Une chose est sûre cependant : ces derniers mois, la Méditerranée centrale [zone située entre le nord de l'Afrique - ouest de la Libye, Tunisie, Algérie - et l'Italie] est devenue proportionnellement plus dangereuse qu'avant, même si le nombre de morts total a baissé en Méditerranée par rapport à 2016, au plus fort de la crise migratoire.
« Avant 2019, le taux de mortalité en Méditerranée centrale était de 2,88%, c’est-à-dire qu’une personne sur 35 périssait en tentant la traversée. Depuis 2019, ce taux est monté à 4,78%, soit une personne sur 21 », observe Marta Sanchez. « Aujourd'hui, le risque de mourir en traversant cette mer est donc bien plus grand que l’année dernière. »
Avec Info migrants