Qui a donc dit que « Much loved » est un film sur la prostitution ?, par Jamal Khannoussi

Qui a donc dit que « Much loved » est un film sur la prostitution ?, par Jamal Khannoussi

Extraits vidéo, propos vulgaires et grossiers, sexe et condamnation… Ainsi se résume, et s’achève, la discussion pour un grand nombre de personnes… ces gens ont érigé des potences, puis se sont transformés en accusateurs et ensuite ont été cherché un réalisateur répondant au nom de Nabil Ayouch de sa geôle pour le conduire au lieu de son exécution et l’y pendre haut et court, sans procès ni défense ni débat contradictoire, comme s’ils détenaient la science infuse et la Sagesse Absolue.

Mais la vérité est ailleurs… Nous avons visionné le film et nous voulons ici vous présenter une alternative, neutre, à ce qui se dit et s’écrit sur l’œuvre artistique, qui appelle plus d’une lecture, d’un artiste ouvert à tous les points de vue… Alors discutons et débattons de cinéma, tant il est vrai que qui aime la vie aime le cinéma.

La salle est petite, et nous a accueillis, nous autres les privilégiés qui avons eu l’avantage de voir une « réalisation artistique interdite ». Nous étions en compagnie du réalisateur et de sa mère, « la juive sioniste », comme l’a dit Nabil Ayouch, très sarcastique et critiquant ceux qui ont pris à partie sa famille et menacé sa sécurité.

Et puis, le noir… et ces halos de lumière qui l’ont percé, créant cette magie dont seul le cinéma est capable.

« Much loved », donc…

Nabil Ayouch n’a pas été fait pour personnaliser des préliminaires, ou y aller en douceur. Le film est parlant, dès les premières images. Randa et ses amies surgissent à l’écran et l’emplissent, l’occupent à un rythme effréné, aussi hallucinant que contradictoire. « Much loved » est le portrait de quatre professionnelles du sexe ; il est un long métrage mais un court voyage, effectué en compagnie de filles que le sort et la vie ont peu gâtées et qui se sont trouvées exposées à toutes sortes d’exploitations, d’avanies et de turpitudes. C’est tout, c’est aussi simple que cela.

Qui a donc dit que « Much loved » est un film sur la prostitution ?

C’est un film sur le malheur humain, d’une manière entière et absolue, sur la misère et l’exploitation qui peuvent frapper un homme, une femme, ou toute une communauté de gens.

L’approche retenue par Ayouch dans le tournage de son film peut être appliquée à tous les métiers et à toutes les catégories sociales. Elle peut concerner tous et tout un chacun car elle est neutre, impersonnelle, sans jugement, sans orientation et sans moralisme ou moralisation.

Et de la même manière que Nabil Ayouch avait porté à l’écran, voici plusieurs années, en 2000 très précisément, le monde des déshérités, des marginaux et des laissés pour compte, dans « Ali Zaoua », puis celui des marginalisés à et de Sidi Moumen qui s’étaient fait exploser ce 16 mai 2003, dans son film « les chevaux de Dieu » (2012)... voilà qu’il revient aujourd’hui, en 2015, avec  « Much loved ». Les décors sont différents, les personnages sont autres, les espaces changent, mais la misère est toujours là, et la souffrance aussi.

Une caméra lancée dans une course effrénée

En tournant son « Much loved », Nabil Ayouch savait bien qu’il avait mis les pieds dans un guêpier. Il était bien conscient qu’il tenait une braise dans ses mains en s’engouffrant dans le monde très fermé de la prostitution. C’est pour cela que sa caméra ne s’arrêtait pas, ou peu, allant ici et là, bondissant ailleurs, dans une course effrénée… Une caméra tendue, crispée, traquant des filles qui, elles-mêmes, traquaient leur pitance et un moyen de subsistance pour assurer leur existence, courant après le pétrodollar ou l’euro…

Une course après un rêve fiévreux qui ne se réaliserait jamais, une aspiration désespérée à une alternative pour l’errance et la perdition, une chevauchée contre le temps, mais une chevauchée perdue d’avance car une professionnelle du sexe sent l’outrage du temps et les affres de la vieillesse dès 28 ans, face aux jeunes mineures qui arrivent incessamment sur le marché de la chair.

La trame

Le film de Nabil Ayouch n’est pas une narration linéaire, mais le portrait de quatre professionnelles du sexe engluées dans leurs vécus quotidiens, ordinaires, professionnels, un portrait à travers duquel Ayouch a pu et su montrer les contradictions sociales à travers toute une série de contrastes :

La contradiction sociale de la mère de l’héroïne (Loubna Abidar) qui, dans le même temps, accepte l’argent de la prostitution mais craint le regard des proches, l’opprobre des voisins et les persiflages de tout le monde.

L’antagonisme des personnalités qui, tantôt, recherchent la tendresse entre elles et tantôt se livrent à une violence gratuite les unes envers les autres.

L’écartèlement jusque dans le montage qui saute de scènes trash d’un quotidien encore plus sordide des héroïnes à leurs relations très humaines, comme pour les mères et les sœurs qu’elles sont.

Les contrastes entre les lieux et les temps, passant de la lumière à l’obscurité, de la nuit au jour, des palais somptueux aux ruelles sombres, plongées dans la pénombre.

Ce sont ces différences, ces antagonismes, ces contrastes qui font la beauté de la trame et de la construction de « Much loved », sans lesquels on ne peut évaluer à sa juste mesure la puissance émotionnelle du métier de la chair. C’est dans le tiraillement extrême des images que devient possible le contraste du film.

Les débuts d’Ayouch…

Ses premiers pas dans le cinéma sont très parlants et évocateurs quant à ses choix et à ses convictions ; les scènes qui ont heurté « le chaland » récemment ne sont pas inédites ou neuves. Son film « une minute de soleil en moins » avait suscité un très grand émoi, sans pour autant que les choses en arrivent aux extrémités atteintes aujourd’hui.

« Une minute de soleil en moins » est un film courageux, produit par la chaîne franco-allemande Arte. Il montre, en dépit de sa médiocrité artistique, de sa trame poussive et de ses acteurs novices, que la créativité et la capacité artistique d’Ayouch sont sans limite.

Actions et Intrusions parasitaires

Les extraits ayant fuité et circulé sur Youtube ont eu un effet négatif, à tous les niveaux. Si ces extraits et scènes, supposés être des « teasers », avaient un objectif promotionnel devant inciter les gens à aller voir le film, il faut bien reconnaître que certains d’entre eux ont atteint l’exact contraire de leur but, détruisant la réputation du film en en donnant une image qui n’est pas la sienne,


pour deux raisons principales :

1/ Certaines scènes diffusées ne figurent pas dans le film ou ont été instrumentalisées à d’autres fins. Peut-on, en effet, juger un réalisateur sur des scènes qu’il n’endosse pas et qu’il ne reconnaît pas, ou encore un romancier pour un livre non paru ou enfin un journaliste pour un article non publié ?

2/ Le film est construit, précisément, sur ses contrastes : scènes dures et crues, réalistes et intimistes, et d’autres évoquant la vie en apparence « ordinaire » et calme d’une ville qu’Ayouch a montrée sous son aspect routinier… Un contraste similaire à celui du jour et de la nuit, de la lumière et de la pénombre… de sorte que vous ne pourrez comprendre les scènes érotiques et les danses lascives sans les accoler à celles de Loubna Abidar avec son fils ou encore avec sa sœur. Nous sommes là face à la dualité du pur et de l’impur qu’Ayouch a filmé selon une technique documentaire, sans puritanisme excessif ou moralisme outrancier.

Occasions manquées

En 2006, Rachid Bouchareb avait réalisé le film « Indigènes », avec comme acteurs le franco-marocain Jamel Debbouze, Samy Naceri et Rochdy Zem. Le film avait créé un grand émoi pour le rôle qu’avaient rempli les « autochtones » dans la libération de la France de l’emprise nazie. A cette époque, l’œuvre cinématographique avait attiré l’attention de l’opinion publique, et en premier du président Jacques Chirac, sur la situation des soldats nord-africains qui avaient combattu aux côtés des Français et défendu la liberté au même titre qu’eux. Le débat qui avait été lancé à la suite de la sortie de ce film avait permis d’améliorer les pensions de ces anciens soldats et de les mettre au même niveau que celles de leurs frères d’armes français.

Cela est un exemple de l’aptitude d’un film, d’une œuvre artistique, à changer les choses par la création de débats sociétaux constructifs, loin de toutes polémiques agressives ou de controverses vindicatives ou encore de préjugés fallacieux et destructifs. Et donc, par cette décision du ministère de la Communication d’interdire la projection de « Much loved » dans les salles marocaines, le pays aura manqué une occasion en or de réaliser deux choses importantes :

1/ Considérer le film comme outil pédagogique afin d’apprendre à adopter un comportement utile face à toute création artistique, que nous soyons face à une œuvre cinématographique, ou une sculpture ou une fiction littéraire… Ce faisant, l’objectif sera d’éviter qu’à l’avenir nous appréhendions une création artistique sous un angle moral étroit. Ainsi, et en effet, la réaction énervée qui a été celle d’une grande partie de la population à l’égard du film d’Ayouch reflète avec une certaine exactitude le point de vue de larges franges de la société concernant l’art en général. L’absence d’une éducation artistique est le terreau d’attitudes extrémistes.

2/ Débattre d’un phénomène social à travers tous ses angles et ses aspects, et aspérités, le considérant pour ce qu’il est, à savoir une tare qui ronge notre société, engendre des drames et ouvre la voie à l’exploitation abjecte des catégories les plus vulnérables, comme les femmes en situation précaire ou des enfants délaissés, devenus des cibles privilégiées pour des vampires et autres prédateurs qui se nourrissent de chair tendre.

Quant à la voie choisie par le ministère de la Communication, elle se résume à l’interdiction et à la fermeture de toutes les voies du débat et du dialogue. Cela montre que les responsables n’entendent que ceux qui crient le plus fort, et cela indique également qu’il est permis en creux d’agresser ceux avec lesquels nous divergeons et que menacer de mort quelqu’un parmi eux est une chose somme toute acceptable.

Opportunisme politique

La confrontation « virtuelle » entre les défenseurs de la liberté artistique et les chantres de l’interdiction, ennemis du cinéma et de ladite liberté, aura montré différentes attitudes politiques. Cet affrontement a indiqué également que les partis, supposés encadrer les populations et mobiliser leurs militants autour de valeurs communes, ont agi avec un sens poussé de l’opportunisme, une aptitude à changer de positions s’ils y voient un intérêt quelconque et immédiat, confirmant cette propension de l’homme politique à jeter aux orties ses convictions à la première occasion.

Si le comportement du PJD, qui se nourrit des idées du Mouvement Unicité et Réforme, est clair concernant le cinéma, le parti de l’Istiqlal a saisi à son tour l’occasion du tollé soulevé par le film pour s’accaparer de ce populisme grandissant qui fait le lit de son ennemi politique, à savoir le même PJD. Les Istiqlaliens ont donc jeté dans les rues leur jeunesse qui est partie protester, contester, manifester d’une façon plutôt risible contre un film que les jeunes du parti n’ont jamais vu. Un de ces jeunes a reconnu qu’il fulminait « pour tout et rien » et qu’il « vouait aux gémonies Nabil le stérile » !

Quant au PPS, ce parti supposément aussi moderniste que progressiste, ce parti qui participe au gouvernement, il a été marqué par le comportement ubuesque et abracadabrantesque de son secrétaire général Nabil Benabdallah qui « défend la liberté d’expression, et qui défend aussi l’interdiction » !...

Du grand et bel opportunisme, donc, de la part de politiques, mais dont le cinéma paiera le prix et dont la liberté de création pâtira.

Facebook

Malgré tous leurs avantages, les réseaux sociaux restent un fléau… Ils ont réussi à faire tomber des présidents et à porter « l’illusion du printemps arabe », ils ont triomphé du « ministre de la raclette » et du « couple gouvernemental »… mais les voilà aujourd’hui qui véhiculent un discours puriste tronqué, qui mobilisent les populations contre un travail artistique. Si nous croyons ce qui se hurle dans les tweets et sur Facebook, nos rues et avenues ne recèleraient pas autant de violence et de harcèlements et les chiens n’auraient pas dévoré les chairs des femmes, et leurs corps et leur dignité aussi.

Et maintenant ?

« Much loved » n’est pas un film de sexe, mais sur le sexe. Il n’est pas du sexe mais est tourné dans un environnement de sexe. Il n’est pas un film sur la prostitution, mais sur l’exploitation… « Much loved » est un film qui peut emporter notre adhésion comme il peut susciter notre rejet ; on peut l’aimer ou le détester mais en réalité et en fin de compte, il n’est que fiction, création artistique et effort intellectuel qui doit mériter notre respect.

Toute autre réaction ne serait que verbiage et vacarme inqualifiables.

ihata.ma/