Zoom n° 10 : Algérie : autopsie d’une crise

Zoom n° 10 : Algérie : autopsie d’une crise

A partir de la deuxième moitié de février, en Algérie, de gigantesques manifestations ont rassemblé des millions de citoyens, hommes, femmes et jeunes, dans les rues de tout le pays. Les revendications initiales étaient de rejeter la candidature du président âgé et malade, Abdelaziz Bouteflika, à un cinquième mandat consécutif. Mais ces manifestations, qui durent depuis sept semaines impliquent désormais toutes les forces vives de la société algérienne et ont vu au fil du temps leurs revendications devenir de plus en plus radicales. Depuis le timide « Pas de 5ème mandat ! », Nous sommes passés à un « le système dégage » fort et clair : ils doivent tous partir ! Mais comment est-on arrivé là ?

Après la proclamation de l'indépendance algérienne, un groupe est entré en dissidence : une nouvelle armée formée s'est entraînée dans les camps de réfugiés au Maroc et en Tunisie. Cette armée bien équipée, bien habillée et bien armée était sous la houlette du colonel Boumédiène. Cette dissidence rappelle le duo Castro/Che Guevara contre Batista à l’époque de la révolution cubaine. De nationaliste arabe, soutenu par l'Egypte de Gamal Abdel Nasser et les pays socialistes de l'époque, Boumédiène prend le pouvoir par la force, désarmant les partisans de l'intérieur, épuisés, affamés et quasiment privés de munitions. Dissout le gouvernement provisoire de Ferhat Abbas, qui représentait les différentes âmes présentes au Front, et proclame un nouveau gouvernement avec Ahmed Ben Bella, l'un des chefs du Front de libération, premier président de la jeune République algérienne démocratique et populaire.

Lorsque l'armée frontalière franchit les frontières est et ouest de l'Algérie, à côté du colonel Boumédiène, l'homme fort du moment, il y a toujours un jeune lieutenant, âgé de 25 ans, petit mais intelligent et énergique, une épaisse moustache, un regard déterminé. Il s'appelle Abdelaziz Bouteflika. C'est son bras droit, l'homme d'opérations délicates. C'est lui - dit-on - qui réussit à trouver et à convaincre le maillon faible du groupe de leaders historiques de la résistance, Ahmed Ben Bella, de s'allier à l'armée, conférant aux yeux du monde une légitimité révolutionnaire du coup militaire.

 Bouteflika devient ministre de la Jeunesse, du Sport et du Tourisme dans le gouvernement Ben Bella. Puis bientôt ministre des Affaires étrangères. Lieu qui restera même après le coup d'État de 1965 et jusqu'à la mort du nouveau président Houari Boumédiène en 1979.

En 1980, avec le nouveau gouvernement de Chadli Bendjedid, l'ancien deuxième homme fort du pays tombe en disgrâce et est accusé d'affectation de fonds publics. Il s'est réfugié à l'étranger et a disparu de la scène politique.

En 1999, vers la fin de la guerre civile, il est revenu en tant que candidat indépendant aux élections présidentielles. Il bénéficie de peu de soutien interne mais est le candidat soutenu par la communauté internationale. L’accord secret que les puissances internationales offrent aux belligérants est le suivant: le président de la République, Bouteflika, garant de la fin de la guerre et de la réouverture des gisements de pétrole aux multinationales, en échange de l’impunité pour les crimes de guerre  garantis aux deux dirigeants, militaire et militaire. Islamistes du Front islamique du salut (FIS). Les généraux ont peu de choix. Les résultats des jeux sont connus à l'avance. Les autres candidats se retirent mais les élections se déroulent de la même manière et la communauté internationale ne peut rien trouver à redire.

Bouteflika grand distributeur devant l’éternel

En arrivant au pouvoir extérieur, « Boutef », comme on l'appelle en Algérie, a parfaitement manœuvré. Il renforce sa position internationale non seulement en ouvrant les vastes ressources énergétiques du pays à diverses entreprises multinationales, mais en tirant parti de la hausse vertigineuse des prix du pétrole brut au cours des années 2000 et en faisant profiter tout le monde des affaires: États-Unis, France, Italie, Allemagne, Chine, Russie, Turquie, Japon, Corée du Sud, monarchies arabes ... Chacun trouve son propre compte: pétrole, gaz, produits agricoles (dont l'Algérie est un important importateur), grands travaux et programme de logements sociaux, fournitures diverses, télécommunications, etc. Et enfin la grande entreprise d'armes dont il est un important importateur - environ 30% des armes importées en Afrique sont destinées à l’Algérie. Et pour ne pas être ennemi, il commande des armes à tous les grands producteurs: États-Unis, France, Allemagne, Russie, Italie et Chine.

Au début de son premier mandat, Bouteflika était isolé intérieurement. Il n'avait aucun contrôle sur le parti Fln ou l'armée nationale. Pour surmonter cet isolement, il a commencé à former son propre clan, basé sur les relations de parenté, les amitiés personnelles et l'appartenance tribale. Il place aux postes clefs de l'administration civile et de la justice une véritable armée de parents, de voisins et d'amis d'enfance qui prennent le contrôle de la société, du pétrole et du gaz, du pouvoir judiciaire, de la police, du gouvernement régional et des banques.

Le 12 novembre 2008, le Parlement a voté en faveur d'une modification de la constitution afin de dépasser la limite de deux mandats présidentiels. Bouteflika revient donc pour un troisième mandat. Maintenant tout est soumis


à l'ancien loup de la politique algérienne. Aucun obstacle sauf la santé.

L’obstacle de la santé

Depuis 2005, Bouteflika commence à avoir des problèmes de santé. Disparaît régulièrement en Suisse et en France pour le traitement. Mais en 2013, il a été transféré d'urgence à l'hôpital militaire français du Val de Grâce à Paris. Il est victime d'une attaque cérébrale ischémique. Après des mois d'absence, il commence à parler de sa mort, à nier qu'elle réapparaisse en public en juillet 2013. Mais ce n'est plus la même chose. Forcé dans un fauteuil roulant, il a perdu l'usage du côté droit de son corps. Il peut à peine parler. Il est clair qu'il n'est plus capable de continuer le travail. Mais néanmoins, son clan confirme sa candidature pour un quatrième mandat. On sait ce qui suit: élections à la farce, aucun challenger sérieux, seulement des figurants pour maintenir le spectacle en vie. La réélection est plus qu’un acquis. La communauté internationale n'a toujours rien à dire à ce sujet, car servie et très bien. La France, elle ose a peine sortir le nez. L'opposition qui s'est manifestée après les élections précédentes pour dénoncer la fraude, devant le silence des médias et des institutions internationales, ne proteste plus.

Depuis le début de sa maladie, diverses personnalités, parents et amis proches ont pris le relais, gérant les affaires publiques en son nom. Au premier plan, son frère, Said Bouteflika. Mais ce n'est pas juste lui. La toile des parents prend le pouvoir et fonctionne avec les ressources nationales. La maladie de l'ancien dirigeant déclenche le compte à rebours: le clan comprend que les jours au pouvoir sont comptés et commence à se comporter comme une bande de pillards  essayant de prendre ce qu'ils peuvent aussi longtemps qu'ils le peuvent, les oligarques ne restent à pas de marbre, le pillage devient démesuré. Rien n’est de trop.

La contestation prend forme

Il est difficile de trouver l’origine exacte des manifestations qui mobilisent aujourd’hui des millions d’Algériens chaque semaine.

A voir son histoire, l'Algérie ne sort pas d'une longue période de calme pour se réveiller subitement. Les manifestations (même si elles sont interdites), les mouvements de protestation et les rébellions font partie de la vie politique du pays depuis 1980, année de l'insurrection de la Kabylie appelée « Printemps berbère »; passant en octobre 1988 avec une insurrection générale du pays réprimée dans le sang. Et puis la guerre civile, qui commence en 1992 et dure plus de dix ans, puis le « Printemps noir » de la Kabylie de 2001 à 2004 et une myriade de protestations, de mouvements et de luttes, tantôt locales, tantôt régionales et temps nationaux.

La particularité des événements de ce printemps est leur transversalité. Ils rassemblent toutes les tendances (ou presque), tous les genres et toutes les générations. Ils descendent tous dans la rue. Malgré les différences, je suis d’accord sur un point : ils veulent un changement de système au pouvoir.

L’hypothèse interprétant les protestations est celle d'un mouvement spontané né de la fatigue et des déceptions des différentes couches de la société. La fatigue est de voir un pouvoir se comporter comme un clan mafieux qui s'empare de tout sur son passage auquel s'ajoute un désavantage social croissant. Le chômage est en effet un véritable fléau pour les jeunes et le pouvoir d’achat des familles a été réduit de moitié en raison de la hausse de l’inflation. Le spectacle des grandes œuvres - souvent inutiles et mal réalisées, dans des délais infinis et parfois même des budgets 15 fois gonflés - rend encore plus insupportable le manque de programmes de développement économique ou la relance d'activités productives. A tout cela s'ajoute une corruption généralisée qui ne peut qu'accroître l'inconfort et la colère de la population.

Cette fatigue et cette colère ont rassemblé les luttes et les protestations des différentes couches de la société dans un objectif commun: « Non au cinquième mandat ». Cette convergence a donc généré un tel succès que les Algériens ont commencé à regarder au-delà du rejet du cinquième mandat de Bouteflika.

L’autre théorie qui circule est celle d'un projet de changement de régime en Algérie par les puissances de l'OTAN et des pays du Golfe. Bouteflika était leur allié et nourrissait tout le monde, mais il savait aussi garder de bons Chinois, Russes, Turcs et Iraniens. Il n'a jamais pris position contre les régimes attaqués. Il s'est tenu loin du conflit libyen et n'est pas intervenu en Syrie. En outre, malgré les pressions exercées par l’Égypte et l’Arabie saoudite, l’Algérie n’a pas accepté de participer à la guerre contre les Houtis au Yémen.

Et donc, selon cette hypothèse, maintenant que la guerre en Syrie tire à sa fin, avec l'échec pour ceux qui voulaient un « Nouveau Moyen-Orient », le jeu est rouvert pour mettre le plus grand pays d'Afrique et de la Méditerranée à l'avant-garde.

Aujourd’hui Bouteflika parti, les paris reste ouverts, toutefois les obstacles traditionnels à la démocratie et à la liberté en Algérie, à savoir l'armée et les salafistes, sont restés intactes.

Mouhamet Ndiongue