Passation des pouvoirs, et sourde hostilité, entre Abdelilah Benkirane et Saadeddine El Otmani

Passation des pouvoirs, et sourde hostilité, entre Abdelilah Benkirane et Saadeddine El Otmani

Et voilà ! Abdelilah Benkirane n’est plus chef du gouvernement. Ni sortant, ni désigné. Il n’est plus chef du gouvernement, tout court, devenant simple député. Il vient de procéder à la passation de pouvoirs avec son successeur Saadeddine El Otmani, au siège de la présidence du gouvernement. Mais les deux hommes ne sont pas seulement des dirigeants du PJD, numéro 1 et numéro 2. Ils sont aussi concurrents, voire adversaires, et c’est Benkirane qui a tiré le premier. Et qui sort le premier, aussi…

Voici la dépêche officielle de la MAP, relatant la passation des pouvoirs (photo) : « La cérémonie de passation des pouvoirs entre M. Saadeddine El Otmani, que SM le Roi Mohammed VI a nommé chef du gouvernement, et son prédécesseur, M. Abdelilah Benkirane, s’est déroulée jeudi à Rabat.

Dans une allocution de circonstance, M. Benkirane a félicité M. El Otmani pour la confiance placée en lui par Sa Majesté le Roi, louant, dans ce cadre, les qualités du nouveau chef du gouvernement.

M. Benkirane a exprimé, à cette occasion, son soutien à M. El Otmani, en lui souhaitant plein succès dans ses nouvelles fonctions.

Pour sa part, le nouveau chef du gouvernement s’est dit honoré de la confiance royale, précisant qu’il œuvrera à renforcer le rayonnement du Maroc, sous la conduite éclairée de SM le Roi Mohammed VI.

M. El Otmani a remercié M. Benkirane pour le soutien qu’il lui a apporté depuis sa nomination par le Souverain en tant que chef du gouvernement, soulignant qu’il continuera sur la voie et adoptera la méthodologie de son prédécesseur, qui constituent pour lui un appui et un soutien».

Voilà pour le protocole et la bienséance institutionnelle. Mais en réalité, il en va tout autrement. Les deux hommes ne s’apprécient guère et se livrent une guerre masquée, depuis de nombreuses années.

En effet, il faut savoir que, venant de la Jamaâ islamique fondée par Abdelilah Benkirane dans les années 80, aux côtés d’Abdallah Baha et Mohamed Yatim, El Otmani est l’un des leaders historiques de cette mouvance. Dans les années 90, et alors que les quatre dirigeants voulaient basculer dans la légalité constitutionnelle, c’est le jeune El Otmani, médecin respecté et consensuel, qui était à la manœuvre.

Le  mouvement, passé de Jamaâ Islamique au  Mouvement pour la réforme et le renouveau, fusionne avec la Ligue de l’avenir islamique dirigée par le cheikh Ahmed Raïssouni, et donne naissance au Mouvement unicité et réforme (MUR), matrice du futur PJD. Et par la suite, c’est toujours El Otmani qui s’est le plus approché du Dr Abdelkrim Khatib, lequel avait convaincu le roi Hassan II de le laisser faire une place aux leaders du MUR dans son parti moribond, le Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (MPDC). Nous sommes à la deuxième moitié des années 90.

Khatib était médecin et très conservateur, comme El Otmani, mais il se méfait de Benkirane impétueux et imprévisible, entretenant des relations douteuses  avec le ministère de l’Intérieur d’alors, un certain Driss Basri…

En 2003, Casablanca était secouée sous les bombes du 16 mai. L’idée était alors de dissoudre le PJD (nouvelle appellation du MPDC), et là encore, c’est El Otmani qui était monté au créneau, en sa qualité de secrétaire adjoint du PJD, le patron étant alors le Dr Khatib. Les deux ont su convaincre de la bonne foi et du positionnement pacifique du PJD, qui a évité la dissolution.

En 2004, c’est tout naturellement que le numéro 2 est devenu numéro 1, le Dr Khatib lui cédant sa place. « Benkirane n’a jamais accepté ce qu’il a considéré comme un camouflet, et depuis, il voue une farouche animosité à l’égard d’El Otmani », confie un dirigeant actuel du PJD. Quatre ans plus tard, la sociologie du parti a changé, évoluant au gré de l’avancée parlementaire du parti, passé entretemps à une quarantaine


de députés. En 2008, donc, Benkirane rafle le secrétariat général à El Otmani, et commence alors une longue période de brouille frontale entre les deux hommes que tout sépare : la formation, les origines culturelles, l’érudition, l’approche humaine, le tempérament…

Alors qu’El Otmani retournait à son cabinet de psychiatre, multipliait les publications d’ouvrages et sillonnait le pays de part en part, à la rencontre paisible des citoyens et des militants du PJD,  Benkirane faisait donner ses canonnières oratoires, caressant le peuple dans le sens du poil, disant ici et là ce que chacun voulait entendre, s’attaquant au palais et à l’entourage du roi, dégommant à grands tours de bras tous les corrompus dont il dira plus tard, chef du gouvernement : « Dieu pardonne ce qui est passé ».

En 2011, le PJD remporte largement les élections législatives, suite au printemps arabe, et Benkirane accède à la présidence du gouvernement. Il ne pouvait ignorer le dirigeant historique qu’était El Otmani. Celui-ci devient alors chef de la diplomatie. Mais en 2013, suite à une série d’erreurs dues à son inexpérience (comme aller voir l’opposition islamiste au Koweït alors qu’il dirigeait la diplomatie de son pays), le bon docteur a été abandonné en cours de chemin au premier remaniement ministériel. Il en a gardé une solide rancœur à l’égard de Benkirane qui, selon lui, ne l’a pas assez « défendu ». Il a eu quand même l’élégance de refuser de prendre la place d’un autre ministre PJD, préférant repartir chez-lui, à ses livres et à ses malades.

En 2012, Benkirane est triomphalement réélu à la tête du PJD et El Otmani prend la tête du Conseil national, et les choses ont continué ainsi jusqu’aux élections du 7 octobre. Si El Otmani est toujours égal à lui-même, ce n’est pas le cas de Benkirane, qui a commencé à croire en lui, à s’adresser au peuple dans un langage agressif contre le système politique, distillant les petites phrases et enchaînant les grands envolées, se croyant et se présentant comme le sauveur du pays en 2011. Cela a déplu, du plus haut au plus bas. Et cela a déplu aussi à El Otmani, régulièrement méprisé par Benkirane…

7 octobre 2016. Le PJD remporte les élections, et conquiert 125 sièges. Triomphe ? Non, première place seulement, avec 1,6 million de votants, sur 6,5 millions qui se sont prononcés, et sur un total d’inscrits de près de 16 millions d’électeurs. Le chef du gouvernement, immédiatement reconduit par le chef de l’Etat, a cru alors pouvoir se présenter comme l’élément incontournable de la politique nationale. Il a résisté, il a tenu bon, la garde haute, mais il a rompu.

Saadeddine El Otmani a été désigné à sa place, et il a été prompt à former un gouvernement, décrié par tous, ou presque, mais un gouvernement quand même. Et là, cette fois, c’est Benkirane qui sort et El Otmani qui entre.

Reste le congrès à venir du PJD… Qui prendra la tête du parti ? El Otmani ou Benkirane. Ce dernier, malgré tous les défauts qu’on lui connaît, reste légaliste. Pour se maintenir à la tête de sa formation, il lui faudra en faire amender les statuts, qui ne prévoient que deux mandats successifs. S’il le fait, il se reniera quelque part, car il rompra avec ses professions de foi et, une fois reconduit, il combattra son adversaire El Otmani et fissurera le PJD. S’il part, ce sera ce même El Otmani qui reviendra à la tête du parti. Et c’est le scénario le plus probable.

Et cette fois, selon le principe du « rira bien qui rira le dernier », c’est bien Saadeddine El Otmani qui aura eu le dernier mot, et qui ramènera le PJD à une ligne politique moins hégémonique, moins agressive, moins frontale. Une sorte de normalisation dans la réalité marocaine.

Aziz Boucetta