(Billet 1095) – Le cas Benkirane
Il s’appelle Abdelilah Benkirane, il a 70 ans, il est ancien chef du gouvernement et ne le redeviendra vraisemblablement pas. Il en est lui-même convaincu. Mais même si son parti prend de la gîte, lui gesticule et s’agite, apostrophe et invective, s’en prend à son adversaire préféré Aziz Akhannouch qu’il a promu au rang de punching-ball, à égalité avec d’autres ; et surtout, armé du glaive de la foi, il se lance à l’assaut de la modernité et pourfend les porteurs de cette idée, mais aussi les très nombreux indélicats de la politique, et du gouvernement. Pourquoi fait-il cela ? Retour sur le cas Benkirane.
Sans remonter aux années sombres et opaques de sa carrière durant le siècle dernier, et même au début de l’actuel, Abdelilah Benkirane est devenu le personnage incontournable de la scène politique marocaine depuis 2007. Pourquoi 2007 ? Parce que lui et son parti, mais surtout lui, a pu mobiliser son électorat, après avoir su intéresser les gens à son programme et à sa personne. Ssi Benkirane ne laisse personne indifférent, mais c’est dans les extrêmes : les siens l’adulent et l’adorent, les autres, ses adversaires, l’abhorrent. Il est vrai qu’il prend de la place, avec son art inégalé de la polémique et des effets de manche, avec son grand rire franc et sonore, avec son langage nouveau et ses tics de langage…
La prééminence d’Abdelilah Benkirane sur la scène politique fut certes facilitée par l’atonie de ses pairs et adversaires en politique, des personnages très certainement valeureux et talentueux, mais qui n’en laissent rien paraître, au nom de cette inexplicable crainte de s’exprimer et d’exprimer haut et fort leurs réelles et intimes convictions. C’est la force de M. Benkirane, dépasser cette « peur », dire les choses, foncer toujours droit devant et enfoncer les « lignes ennemies ».
L’ancien chef du gouvernement – il faut le lui reconnaître – a fait honneur à l’esprit ainsi qu’à la lettre de la constitution dont il fut le premier chef de gouvernement. Il s’est montré très politique, bien plus que ses deux prédécesseurs, et quand on est politique et qu’on fait de la politique, le peuple adhère. Ce n’est plus le cas et ce n’est pas nécessairement une bonne chose…
Mais Abdelilah Benkirane continue aujourd’hui, près de huit ans après avoir quitté la présidence du gouvernement, de faire des sorties et lancer des saillies, et cela aussi se justifie et se comprend, car il est (re)devenu secrétaire général d’un parti qui a des ambitions. Mais le chef du PJD s’oublie parfois, de plus en plus souvent.
Que l’on soit dans le débat sur la laïcité et sa place au Maroc ou des massacres israéliens à Gaza et au Liban, et voilà M. Benkirane ramener le débat sur le plan d’abord religieux, ensuite, rarement, politique ou juridique. On peut admettre que le dirigeant politique qu’il est aspire à mobiliser, recruter des troupes, sauf que c’est rejeté par la société et surtout interdit par la loi. Et quand M. Benkirane confond de plus en plus son rôle de leader politique que personne ne lui conteste avec celui de dignitaire religieux que personne ne lui demande, il y a problème, juridique.
En outre, le dernier échange entre M. Benkirane et le ministre des Habous et des Affaires islamiques Ahmed Toufiq montre bien des choses, et principalement les coupables lacunes de l’ancien chef du gouvernement en matière d’exégèse et d’interprétation religieuses, qu’il brandit pourtant urbi et orbi. Dans son intrusion dans cette sphère religieuse, il trouve face à lui un de ses gardiens, le ministre de souveraineté Ahmed Toufiq, qui lui assigne une mémorable leçon sur la laïcité dans une lettre tout aussi mémorable d’érudition et d’une extraordinaire puissance culturelle et cultuelle ; on peut être d’accord avec le ministre ou non, l’essentiel est dans les idées. Et que pensez-vous que M. Benkirane fit ? Il battit en retraite, précipitamment et épistolairement, répondant en éludant le fond pour rester dans la posture plus facile de la forme. Et il revint à la charge plus tard, face à ses pairs, en évitant prudemment le débat avec celui qui le maitrise pour charger au bazooka ses traditionnels adversaires, dont il fait des ennemis à « ramener sur le droit chemin » de la religion. En a-t-il le droit ? Non. Ni le droit moral, ni politique et encore moins religieux.
Si M. Benkirane est un homme politique, qu’il agisse en cette qualité, qu’il exprime son opinion, avec la plus grande véhémence si cela lui convient, qu’il proclame la position du parti, sous les applaudissements nourris de ses ouailles… mais, qu’en homme politique, il laisse la possibilité aux autres de défendre leurs convictions. Comme le caractère musulman de l’Etat marocain (dont M. Benkirane se réclame bruyamment), la liberté d’opinion et d’expression est inscrite dans la constitution, et de la même manière que Ssi Benkirane défend ce caractère musulman, il doit défendre, protéger et même encourager la liberté des opinions, surtout quand elles diffèrent de la sienne.
Abdelilah Benkirane est ancien chef du gouvernement du royaume du Maroc ; en cette qualité et pour sa présence et prestance politiques, il doit être respecté et non invectivé, injurié, accablé comme il l’est malheureusement trop souvent. Et pour sa part, il doit également respecter les avis et opinions contraires, et non se déclarer en ennemi de ses adversaires idéologiques. Tout le monde en sortira grandi, et le Maroc encore plus.
Aziz Boucetta