PCNS: Que retenir de la10è édition des "Dialogues stratégiques"

PCNS: Que retenir de la10è édition des "Dialogues stratégiques"

Les « Dialogues stratégiques », plateforme d’analyse et d’échange Nord-Sud qui réunit deux fois par an les experts et chercheurs du Policy Center for the New South (Rabat) et du Centre HEC de Géopolitique (Paris), ont porté, le 4 mai 2021, sur des thèmes cruciaux pour l’avenir de l’Afrique.

« Les rivalités de puissance en Afrique » ont été décryptées lors du webinaire (accessible en Replay sur les pages Facebook et YouTube du Policy Center), avec un tour d’horizon portant sur les rapports de force et les rôles respectifs des États-Unis, de la Chine, de la Russie, de l’Inde et de la Turquie. Ont apporté leur contribution des chercheurs du Centre HEC, parmi lesquels Jacques Gravereau, Rodolphe Monnet, Eugène Berg et Jérémy Ghez, ainsi que les Senior Fellows du Policy Center, Mohammed Loulichki, Larabi Jaïdi et Khalid Chegraoui.

Nouzha Chekrouni, Senior Fellow du Policy Center for the New South et modératrice du premier panel, a rappelé en introduction que la « reconfiguration du monde post-Covid-19 semble se cristalliser autour des tensions entre Washington et Pékin. Une ‘’guerre froide’’ a éclaté sur les aides octroyées à l’Afrique pour faire face à la pandémie. Les 170 millions de dollars octroyés par l’administration Trump se sont vus dépassés par le don d’un seul milliardaire chinois ».

Les stratégies des grandes puissances en Afrique, analysées par Pascal Chaigneau, directeur du Centre HEC de Géopolitique, s’avèrent multiformes sur un continent à la fois « convoité et complexifié ». Elles sont marquées par une logique de compétition, qui profite des confrontations régionales pour se positionner. « La Grande-Bretagne est en pleine évolution, avec un nouveau ministre de plein exercice pour le Développement, une conférence sur l’investissement en Afrique organisée en janvier dernier par le Premier ministre Boris Johnson, et un nouvel accord de défense signé au Kenya ».

Le « dilemme » de la France

De son côté, a poursuivi Pascal Chaigneau, la France « a rompu avec la vision “Quai d’Orsay” - l’Afrique est un réseau d’amitiés - pour imposer une vision “Bercy” - forte profitabilité sur des zones hors de notre influence, et les 15 pays de la zone franc ne représentent que 0,94% de notre commerce extérieur. Par ailleurs, la France est confrontée à un dilemme : à chaque jour qui passe dans son champ d’influence, elle est perçue comme un « recolonisateur ». Le paradoxe étant que des soldats français meurent pour la stabilisation du Sahel, dans des pays où le ressentiment anti-français est de plus en plus fort ».

Alors que la Chine s’érige en médiateur politique, au Sud-Soudan et au Zimbabwe, elle ne s’avère « pas toute-puissante, d’autres acteurs tels que l’Inde étant aussi présents. « L’Océan indien ne sera pas un lac chinois », telle est la vision du Premier ministre indien Narendra Modi », même si elle est contredite par les faits, a rappelé Pascal Chaigneau.

Le second thème des Dialogues stratégiques, « l’Afrique face au terrorisme », a permis au directeur du Centre HEC de Géopolitique de brosser un tableau des enjeux au Sahel, où « l’insécurité est liée à la fragilité politique », notamment au Tchad depuis la mort du président Idriss Déby.

Pas de retrait de Barkhane au Sahel dans un horizon visible

Le général Olivier Tramond a dressé le « bilan des opérations militaires françaises » en évoquant un « tableau de contamination très inquiétant, avec l’africanisation du djihad mondial. Aucun pays ne peut régler seul ce problème transnational, voire mondial ». Il a retracé l’histoire d’une opération d’abord bilatérale avec Serval (2013-14), puis régionale avec Barkhane. Cette opération, dont « le retrait des 5000 hommes et 100 coopérants militaires n’apparaît pas dans un horizon visible », a mené 750 actions de combat et formé 7000 militaires africains.

L’officier français a comparé le Sahel, un territoire de 5 millions de km2, à l’Afghanistan (10 % de cette surface), ayant connu une présence militaire de 130 000 hommes à son pic, contre 13 000 Casques bleus de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma). « Les buts de guerre au Mali étaient clairs, protéger Bamako et reprendre le nord, avec une guerre de mouvement qui n’était pas arrivée depuis des années, après des opérations statiques au Kosovo, au Liban et en Afghanistan ». Avec l’internationalisation de la réponse militaire, les Nations unies, l’Union européenne et l’Union africaine sont arrivées, « tout étant imbriqué » dans ce qui a les apparences d’un « mille-feuilles et de la dispersion », mais qui permet d’avancer progressivement.

« La Minusma dispose d’effectifs trois fois plus importants que Barkhane, mais très statiques et dont l’efficacité est à prouver », estime le général Olivier Tramond. Au bout du compte, « la France a obtenu des succès tactiques mais la question militaire n’est pas réglée.


La situation n’est pas brillante mais pas désespérée. Un passage de relai vers les partenaires va se faire, mais pas demain. La mort d’Idriss Déby n’est pas de nature à rendre le retrait de Barkhane rapide, mais la question du retrait se pose à double titre. D’abord, parce que l’opinion publique interne des pays du G5 Sahel supporte de moins en moins cette présence, et 51 % des Français trouvent que cette opération n’est plus souhaitable. Ensuite, peut-on continuer à agir dans les pays qui composent avec les djihadistes, comme le Mali qui en a relâché ? 
».

Pauvreté, marginalisation et précarité comme moteurs du terrorisme

De son côté, Abdelhak Bassou, Senior Fellow au Policy Center, a souligné la maritimisation du terrorisme en Afrique, de Mogadiscio aux côtes tanzaniennes et du Mozambique, en passant par le Golfe de Guinée. La façade africaine de l’Océan indien, en tant que zone stratégique future visée par le terrorisme, doit faire l’objet de toutes les attentions. Certains spécialistes, a-t-il rappelé, estiment que les Al Shabab somaliens gagnent 7 millions de dollars par an en prélevant des taxes de 100 à 160 dollars sur chaque container au port de Mogadiscio et en s’adonnant à la contrebande maritime. Quant aux récentes attaques au Mozambique du groupe islamiste Ansar al-Sunnah, affilié à l’État islamique, elles ne sont pas liées directement aux découvertes massives de gaz, selon Abdelhak Bassou : « Le Cabo Delgado était une région déjà oubliée durant la colonisation portugaise. La pauvreté, la marginalisation et la précarité y ont créé un bâton de dynamite ».

Un dernier panel sur les groupes armés en Afrique a permis à Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (ASSN), de revenir sur « la complexité de l'environnement stratégique sahélien ». La chercheuse estime qu’il faut « repenser collectivement les modes d’intervention dans la zone du Sahel, où les outils sont en décalage avec l’environnement, à comprendre d’un point de vue non pas uniquement géostratégique, mais dans une approche plus sociologique et anthropologique ». Réduire et amalgamer différents groupes sous le terme de « terroristes » paraît réducteur et « les prive de leur caractère d’acteurs politiques », a-t-elle poursuivi. « Barkhane est très critiquée, en tant qu’instrument militaire au service d’une vision politique qui fait grandement défaut, face à des groupes qui n’ont pas les mêmes objectifs, certains étant séparatistes, d’autres djihadistes ou des milices d’auto-défense ».

« La radicalisation va plus vite que la violence en Afrique de l’Ouest »

L’Amiral Alain Oudot de Dainville, ancien chef d’état-major de la Marine française, a évoqué « la piraterie dans le Golfe de Guinée et ses liens avec le financement du terrorisme », et affirmé que les pirates actuels « ne sont pas des bandits de grand chemin, mais des hommes d’affaires organisés ». Il a souligné le fait que la piraterie a été jugulée en Somalie et a migré vers le Golfe de Guinée, où passent chaque jour 4 000 navires. Une hausse de 10 % par an des actes de piraterie y est notée sur les 10 dernières années, le problème se faisant surtout ressentir au large du Nigeria, où la contrebande de pétrole relève d’un business lucratif.

Jérôme Evrard, expert auprès du Conseil de sécurité de l’ONU, est revenu sur « l’évaluation du groupe d'experts de l'ONU sur la menace posée par Al Qaida et Daech en Afrique ». Pour Daech, a-t-il souligné, « l’Afrique représente une opportunité de propagande globale virulente, malgré la chute du califat », mais « ses affiliés africains restent très indépendants, sans transferts de compétences depuis le Moyen-Orient vers l’Afrique ». Il paraît prématuré d’envisager des commandements unifiés entre des provinces unifiées entre le Sahel, le Bassin du lac Tchad, la République démocratique du Congo et le Mozambique.

Pour l’instant, selon Jérôme Evrard, c’est Al-Qaeda qui reste la « principale menace sur un temps long, pour sa capacité à s’appuyer sur des groupes locaux pour des actions de radicalisation minutieusement entreprises. En Afrique de l’Ouest, la radicalisation va plus vite que la violence, et progresse vers le littoral, comme le montre le démantèlement d’une cellule au Sénégal en janvier dernier. Le contexte radical reste porteur, que seules des améliorations très substantielles de la gouvernance, de l’accès à l’emploi, l’éducation de qualité et la santé primaire pourrait corriger. Les armes sont secondaires, ce sont les âmes qu’il faut atteindre ».  

En conclusion, le président du Policy Center for the New South, Karim El Aynaoui, a estimé qu’il n’y a pas de « solution magique face à des risques et des incertitudes inhérentes aux rivalités de puissance et aux enjeux de développement territorial ». En tant que telle, la plateforme des Dialogues stratégiques représente une approche « essentielle, une méthode, une manière de faire, avec des interactions et une grande diversité des profils » cultivant l’écoute et le dialogue.