(Billet 341) – Abderrahmane el Youssoufi est parti définitivement en exil

(Billet 341) – Abderrahmane el Youssoufi est parti définitivement en exil

Il fut l’un des derniers grands hommes politiques du Maroc post-indépendance, son histoire personnelle étant intimement liée à celle du pays. Son parcours géographiquement accidenté entre le Maroc et la France l’a mené de la prison à la Primature, avant d’entrer de son vivant dans le panthéon local des grands hommes auxquels la patrie est reconnaissante.

A plus d’un égard, il rappelle le personnage de François Mitterrand et de sa force tranquille, avec cet art de communiquer par l’acte sinon par l’action, par la formule assassine plutôt que par l’excitation. Comme lui, il fut résistant politique à l’occupation de son pays, et comme lui il sut composer avec le pouvoir en place. Comme l’ancien président français, et toutes choses étant relatives, il arriva au sommet du pouvoir dans son pays mais, contrairement à François Mitterrand, il ne l’exerça pas et termina sa carrière gouvernementale en queue de poisson. Enfin, et de la même manière que Mitterrand, il quitta les affaires laissant un parti socialiste, le sien, en miettes, tiraillé par les ambitions et mitraillé par adversaires politiques et les désillusions citoyennes.

Contrairement à ce que l’on dit ici et là pour asseoir la personnalité du défunt, il ne fut pas un combattant. Mais il fut mieux que cela, bien mieux… un homme qui mena le combat contre l’absolutisme par le verbe acerbe et rare, le militantisme incessant et la bouderie narquoise et cannoise.

La consécration de sa carrière fut sa nomination par Hassan II à la tête du gouvernement de transition de 1998. Si son action comme Premier ministre n’a pas apporté les résultats escomptés, son rôle était en effet ailleurs. Il assura la fluidité institutionnelle au changement de règne quand, ce 23 juillet 1999, le roi Hassan II décéda et que son fils le prince héritier lui succéda le jour même. On ne saura jamais ce qui se serait produit avec un autre Premier ministre, mais la personnalité d’el Youssoufi permit une sérénité institutionnelle en apportant une vieille, une longue expérience à celui que l’on appelait alors le « jeune roi », confronté dès le début de son règne à des bouleversements internationaux majeurs...

comme le 11 septembre ou encore l’éclatement de la 2ème Intifada en Palestine.

Homme discret, souvent secret, au propos rare mais à l'exil facile, il emmena bien malheureusement plusieurs de ses secrets dans sa tombe, à l’instar de ses pairs grands leaders qui ont tous laissé des écrits mémoriaux, mais pas à la mesure de leurs apports et actions. Resté longtemps dans l’ombre de ses illustres aînés comme Mehdi Ben Barka ou Abderrahim Bouabid, il était plutôt distant, farouchement muet et tout aussi opiniâtre, un caractère qu’appréciait le roi Hassan II qui, au crépuscule de sa vie, avait compris que seul cet homme, son ancien opposant, était à même d’assurer la transition institutionnelle.

C’est cette fonction, celle de l’alternance entre deux règnes, entre deux siècles, que l’Histoire retiendra de lui. Pour cela, il accepta l’alternance consensuelle, repoussant l’alternance démocratique à des jours meilleurs… qui n’arrivèrent jamais, puisqu’en 2002, et malgré le classement de son parti, l’USFP, en tête des élections de septembre 2002, ce fut un technocrate, Driss Jettou, qui lui succéda. Bien qu’il s’en défendit, la décision royale le déçut, lui inspirant sa fameuse et amère déclaration délocalisée à Bruxelles, en février 2003.

Mais c’est de ce « testament » politique qu’est née et fut entérinée l’idée du choix du chef du gouvernement dans les rangs du parti arrivé premier aux élections. Cela devait faire l’objet d’un des principaux apports de la constitution 2011, et de son fameux article 47 qui contraint le chef de l’Etat à choisir le chef du gouvernement au sein du premier parti en termes d‘élus parlementaires.

En héritant du trône et du premier ministre, le roi Mohammed VI a également hérité d’une véritable affection pour le défunt el Youssoufi. La real politik est une chose, mais les sentiments en sont une autre, et c’est pour cela que le roi a spectaculairement honoré son ancien premier ministre en baptisant de son nom une grande artère de sa ville natale, Tanger, en 2016.

Adieu, Ssi Abderrahmane, tu es arrivé au pouvoir sans le demander, et tu en es parti sans rien quémander. Tu fus grand, et tu nous laisses des « petits ».

Aziz Boucetta