La géopolitique mondiale au temps du Covid-19, par Rachid Houdaïgui (PCNS)

La géopolitique mondiale au temps du Covid-19, par Rachid Houdaïgui (PCNS)

Le monde est confronté à une situation inédite, une économie mondiale à l’arrêt, des pays à l’isolement, de millions de familles confinées et une communauté internationale face à son incapacité à agir collectivement. A quoi doit correspondre, pour l’observateur, cette complexité du réel, quelle grille de lecture des événements peut-il proposer, et à partir de quel prisme idéologique ?

Tous les observateurs affirment qu’il y aura bien des changements profonds, mais personne n’est en mesure de discerner, avec pertinence, les marqueurs et les perspectives d’une éventuelle inflexion ou rupture. Certes, le monde en est encore au stade de la stupeur et de la panique, et il y verra plus clair une fois que les intentions stratégiques des Etats auront pris forme. Pourtant, la contextualisation géopolitique, géoéconomique et cognitive de la crise sanitaire Covid-19 nous fournit des éléments et des indices sur les constantes et les variables, le « déjà pensé » et l’impensé, le rationnel et l’irrationnel.  

Au-dessus de ce brouillard mondial, nous voyons se dessiner devant nous les prémices d’une situation de stabilisation d’équilibre compétitif, née de la combinaison de trois processus aux relations de causalité distinctes : 1) une accélération de la dynamique politique internationale, 2) une inflexion géoéconomique, 3) un ajustement des priorités des politiques publiques nationales et de l’agenda global de sécurité.

Dans ce premier blog, je livre ma réflexion sur les enjeux géopolitiques de l’après Covid-19. Les deux prochains blogs traiteront successivement des deuxième et troisième axes.

Un ordre mondial agité

La crise sanitaire Covid-19, au même titre que les attentats du 11 septembre 2001, et, dans une moindre mesure, la crise migratoire 2015, est un événement traumatisant qui bouleversera certainement les politiques publiques de sécurité et de l’agenda mondial, mais il y a peu de raisons de croire qu’une rupture de l’ordre international est imminent, comme peuvent le prétendre certains observateurs. 

L’ordre international n’est complètement transformé que dans des circonstances historiques exceptionnelles qui viennent bouleverser la configuration des interactions au bénéfice d’une nouvelle structure et d’un nouvel équilibre : ce fut la Deuxième Guerre mondiale et l’émergence de l’ordre bipolaire, combiné avec la naissance du multilatéralisme. Ensuite, la disparition de l’URSS et son corollaire, l’ordre bipolaire. Depuis, les relations internationales vivent dans un constant tiraillement entre deux forces contradictoires : un multilatéralisme nécessaire, mais affaibli, et une rivalité sino-américaine aux ramifications puissantes.  

Le monde est face à un dilemme avec lequel il doit composer : quelle que soit la trajectoire empruntée par la rivalité sino-américaine, conflictuelle ou standardisée l’issue mènera inévitablement, à terme, à une transformation du système international : la distorsion provoquera un déséquilibre perturbateur, l’arrangement, sous forme d’accord, mettra en place une stabilité d’équilibre compétitif. Les deux perspectives donneront lieu au « jeu des chaises musicales », c'est-à-dire à une modification de la distribution du pouvoir entre les acteurs principaux, et un alignement différencié et/ou auto-différencié du reste du monde. 

Toute la question est de savoir laquelle des deux perspectives est la plus probable ? Le basculement vers l’une ou l’autre dépend, en partie, du gagnant des élections présidentielles américaines du 3 novembre 2020 ; Donald Trump réélu poursuivra...

forcement sa diplomatie de « pression maximale » ; si c’est un démocrate, nous verrons certainement un changement d’approche au profit d’une diplomatie de compromis avec la Chine, réciproque du reste.  

Un accélérateur de la dynamique politique mondiale

La crise Covid-19 surgit alors que la situation géopolitique mondiale est très tendue par le poids de la rivalité sino-américaine. Elle intervient, donc, comme enjeu d’une dynamique déjà établie et entretenue par la logique de la solution optimale (coût minimal-bénéfice maximal). Les premières réactions diplomatiques traduisent pour l’instant un jeu d’influence autour des récits (le méchant, la victime, le sauveur). Sur ce registre, la Chine surclasse les grandes puissances et s’affiche, par la réactivité et l’ampleur de sa « politique de la générosité », comme la grande puissance utile et responsable. En peu de temps, elle s’est projetée en pourvoyeuse d’aide dans plus de 100 pays et au profit des Organisations internationales, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l’Union africaine (UA), contribuant, par ricochet, aux prémices d’une « Route de la soie de la santé ». Face à elle, les Etats-Unis et l’Europe, obsédés par leur perte d’influence, sont encore sur la défensive, se cherchant une place dans la grande « bataille des récits », selon l’expression du chef de la diplomatie de l'UE, Josep Borrell. Cette fébrilité se vérifie dans l’absence de leadership américain dans la lutte contre la pandémie et dans la faiblesse de la concertation intra-européenne.

Le reste du monde, notamment l’Afrique, assiste médusé à un jeu d’influence qui le dépasse, et aux implications géopolitiques implacables. Dépourvus de moyens et de capacités, les pays africains trouvent dans la Chine un partenaire plus réactif et efficace que les Etats-Unis et l’Europe, en temps de stabilité comme en temps de crise sanitaire. Ils ont, certes, besoin de l’aide internationale pour faire face à la pandémie, mais le risque est grand que ce soutien vienne accentuer l’alignement d'intérêt majeur avec les grandes puissances. L’Afrique a intérêt à agir dans sa globalité pour se protéger des effets collatéraux notables de la géopolitique courante.

En somme, la crise sanitaire Covid-19 agit pour l’instant comme un accélérateur de l’histoire. Reste à savoir sur quoi ce jeu d’influence débouchera ; une augmentation des interactions conflictuelles entre les Etats-Unis et la Chine ou une inflexion à la faveur d’un arrangement exclusif sur la gestion coordonnée des questions globales au sein d’institutions multilatérales, qui soit dissocié des autres enjeux de rivalité.

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Texte publié le 9 avril 2020 sur policycenter.ma

Rachid EL Houdaïgui est professeur de Relations Internationales à l’université Abdelmalek Essaadi de Tanger et Senior Fellow à l’OCP Policy Center for the New south (PCNS). Il est aussi Professeur au Collège Royal de Kenitra en études militaires avancées et professeur invité à Cergy-Pontoise (Paris), l’université de Cadix (Espagne) et à La Sagesse (Beirut, Liban). Il a l’auteur de nombreuses publications et livres en relations internationales et géopolitique. Sa thèse de sciences politiques, soutenue en avril 2000 à Toulouse, avait pour titre : Le système décisionnel marocain et la gestion de la politique étrangère sous le règne de Hassan II.