Une leçon de démocratie qui nous vient d'Indonésie, Par Zakaria Garti*

Une leçon de démocratie qui nous vient d'Indonésie, Par Zakaria Garti*

Après les grandes manifestations populaires du printemps arabe, qui ont fait chuter tant de régimes autocratiques, voire dictatoriaux, dans la région, plusieurs analystes ont évoqué l’idée d’une « quatrième vague » de la transition démocratique, après les trois précédentes qui ont marqué les grands bouleversements politiques depuis la moitié du 19ème siècle.

Ce débat a également nourri une réflexion autour de la vieille idée de Samuel Huntington qui défendait la thèse de l’impossibilité d’une vague démocratique dans des pays à majorité musulmane où la dictature prospère, car l’islam serait selon lui l’obstacle majeur à la transition démocratique. Mais d’autres penseurs ont réfuté cette thèse, s’appuyant sur le cas de l’Indonésie, un pays musulman qui a enclenché et réussi sa transition vers la démocratie. Aussi, et nonobstant les différences entre les contexte arabe et indonésien, nos sociétés peuvent prendre exemple sur cette expérience indonésienne, unique en son genre, et surtout à la lumière des évolutions aussi rapides que successives et récurrentes que connaissent les sociétés arabes et certains Etats, comme l’Algérie.

Le cas indonésien permet donc une réflexion de grande importance quant à l’évolution d’un système politique et son passage en un temps record d’un régime autoritaire de nature militaire à un Etat fondé sur des structures démocratiques. Djakarta a donc montré que cette évolution peut être rendue possible, grâce à la combinaison de trois éléments et à leur adhésion collective aux principes démocratiques : le nationalisme laïque, l’armée et les groupes islamiques.

La transition démocratique indonésienne a démarré avec les manifestations populaires de 1997, exigeant du président Suharto des réformes économiques et une véritable lutte contre la corruption, endémique au sein de la société. Ces manifestations populaires se sont alors transformées en un large mouvement réformateur, qui avait pris le nom de Reformasi . Un an plus tard, en 1998, Suharto avait dû démissionner après 30 ans de règne, remplacé alors par son adjoint Bachar Eddine Habibie, lequel avait mis en place les « prémices » de la démocratie indonésienne.

Bien que des appréhensions fussent nourries quant à la crainte de voir la présidence Habibie se réduire à une continuité du régime précédent – auquel il appartenait – et à un hold-up démocratique, le nouveau chef d’Etat a su se hisser à la hauteur des espérances populaires en matière de réformes politiques, et n’a conservé le pouvoir que durant une courte période transitoire de deux ans. C’est sous sa présidence en effet que les partis politiques ont été institutionnalisés et leur existence gravée dans le marbre de la loi, en plus d’un strict encadrement de l’armée et du lancement du processus référendaire sur l’indépendance du Timor Oriental.

Ces réformes du président Habibie avaient alors abouti aux élections législatives de 1999, suite auxquelles le leader islamiste Abderrahmane Wahid avait accédé à la présidence, sorti victorieux de la rude compétition que lui avait livrée la dirigeante du mouvement nationaliste laïque Megawati Soekarno, fille du « père de la Nation » Ahmed Soekarno. Le lendemain de l’élection de Wahid, son parti avait proposé Megawati Soekarno à la vice-présidence, éteignant ainsi les dissensions entre les deux principaux courants politiques du pays.

Et du fait que le parlement avait le pouvoir d’élire, et de démettre, le président, il écarta Abderrahmane Wahid qui n’avait pas su se montrer à la hauteur de sa tâche, tant au niveau de son leadership politique que de ses compétences. Megawati Soekarno l’avait alors remplacé le plus naturellement du monde, sans que cela n’ait engendré une quelconque remise en cause des acquis démocratiques ou des valeurs du mouvement Reformasi.

La nouvelle cheffe de l’Etat, et son vice-président islamiste Hamzah Haz (on notera l’alternance idéologique aux deux fonctions), a poursuivi et renforcé la transition démocratique à travers une batterie de réformes constitutionnelles à l’issue desquelles la désignation du président a basculé du parlement au suffrage universel, avec la suppression du quota de députés réservé à l’institution militaire.

Et ainsi donc, la période marquée par les trois présidences post-Suharto a vu la mise en place du cadre institutionnel pour la reconfiguration de la nature politique du système indonésien, permettant et facilitant sa transformation en régime démocratique inclusif et intégré. On peut donc dès lors affirmer que l’expérience indonésienne est un exemple de la pratique politique d’endiguement en douceur et non d’exclusion brutale. En effet, malgré la chute du régime Suharto, son parti et bras séculier, le Golkar, n’a non seulement pas été dissous mais il est devenu un acteur politique important, défendant de l’intérieur du système sa conception politique fondée sur la démocratie des élites. Dans le même temps, le rôle politique de l’armée a été réduit et des officiers ont émergé, affichant une volonté de réformes ;...

en outre, les anciens leaders militaires n’ont pas été empêchés de jouer un rôle politique et de s’intégrer dans le nouveau système. L’un des leurs, le général à la retraite Yudhoyono est même devenu en 2004 le premier président indonésien à être élu au suffrage universel.

Cette première présidence de Yudhoyono a marqué la fin de l’épuration du système autocratique de Suharto, avec un « tassement » du débat autour de la transition démocratique, remplacé par d’autres problématiques comme la relation et l’interaction entre les institutions, ou encore la résolution des conflits territoriaux. C’est dans ce cadre que le classement de l’Indonésie par Freedom House est passé de « pays partiellement libre » ou « pays non libre » dans la fin des années 1990 à « pays libre » en 2006…

En parallèle, la présidence Yudhoyono a œuvré à renforcer le rôle des officiers supérieurs réformateurs au sein de l’armée, dont les activités économiques ont été sévèrement encadrées. Quant à la seconde phase de la présidence Yudhoyono, elle s’est caractérisée par la lutte contre la corruption politique, toute choses étant bien évidemment perfectibles…

Yudhoyono et ses trois prédécesseurs (Habibie, Wahid et Megawati) avaient ceci en commun d’être des politiques expérimentés qui ont connu la période Suharto et ont adhéré et milité au sein du mouvement Reformasi. Les élections de 2014 ont marqué une autre phase dans l’évolution politique du pays en cela que ce scrutin a été animé par la compétition entre deux candidats : le général retraité Prabowo Subianto et le jeune Joko Widodo qui incarnait la génération post-Suharto. L’étoile de ce dernier, qui a été élu, n’a pas brillé en raison de son activité partisane ou son adhésion au mouvement Reformasi mais suite à sa gestion réussie de la ville de Surakarta et de la province de la capitale Jakarta. Lors du scrutin de 2014, l’occasion a été donnée aux candidats de débattre de la nature du système politique indonésien, chacun développant sa conception de la démocratie. Pour Praboo Subianto, celle-ci devait être orientée, encadrée et fondée sur les élites, et pour son concurrent Joko Widodo, la démocratie devait plutôt s’appuyer sur le peuple. La victoire de Widodo fut la consécration de la transition démocratique car elle a souligné le triomphe des classes moyennes sur les élites aristocratiques et leur conception élitiste de la démocratie.

 

Et là se pose la question fondamentale de savoir pourquoi ce qui a abouti en Indonésie a échoué dans les pays arabes qui n’ont pas été en mesure de mettre en place des systèmes démocratiques… Pour répondre à cette question, il est important de connaître et de comprendre l’histoire des trois éléments de l’équation politique indonésienne et leur adhésion au processus démocratique.

Ainsi, une élite civile nationaliste est apparue à l’aube de l’indépendance du pays ; elle était dirigée par des musulmans qui développaient une conception identitaire indonésienne englobant l’ensemble des confessions, et leur philosophie ne s’opposait pas frontalement à la religion. En face de cette élite, les courants islamistes ne revendiquaient pas l’établissement d’un Etat islamique, se contentant de défendre l’idée que la réforme de l’Etat devait se fonder sur la justice sociale. L’armée, enfin, a joué un rôle crucial dans l’édification de l’Etat post-Suharto en n’intervenant pas massivement et directement dans le processus de transition démocratique (malgré l’adhésion de nombre d’officiers généraux dans les partis et leur accession à de hautes fonctions publiques).

Et en dépit des grandes transformations politiques enregistrées dans le pays après Suharto, la philosophie politique qui fondait l’Etat indonésien, le Pancasila, ne s’est non seulement pas effondrée mais a permis de préserver la cohésion sociale et d’assurer le vivre en commun au sein d’une société et d’un Etat multiethnique et multi-communautaire.

En outre, il serait difficile de comprendre les transformations politiques indonésiennes en ignorant les mutations sociales et les évolutions économiques du pays, sachant qu’en 2011, les deux tiers de la population étaient urbanisés, contre le tiers seulement à la fin de l’ère Suharto. Quant à la classe moyenne, elle s’est développée à un rythme tel qu’un nouvel environnement politique et culturel a émergé au sein de la société, montrant une grande résilience face aux élites traditionnelles anciennes.

C’est ainsi que l’expérience indonésienne revêt une importance qui pourrait servir de modèle aux pays arabes dans leur aspiration à assurer une transition démocratique en évitant ce que Samuel Huntington a appelé les vagues contraires. Et le point fondamental de ce succès indonésien est l’adhésion collective de toutes les élites à l’édification d’un Etat démocratique acceptant et se reconnaissant dans la pluralité.

----------------

* Zakaria Garti est membre fondateur du Mouvement Maan. Il a été président de l'association TIZI et est aujourd'hui un des jeunes acteurs incontournables de l'analyse et de l'action politique.