Le Maroc, sous-traitant en matière grise, se ferme les portes de son avenir, par Aziz Boucetta
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- 26 juillet 2018 --
- Opinions
Le péril qu’encourt le Maroc n’est pas là où on pense… Depuis 2011, on ne parle que de mouvements sociaux ou d’humeur… que de crise économique ou d’identité… Du 20 février à Jerada, en passant par al Hoceima et le boycott, tout le monde s’accorde à dire que la situation au Maroc, à défaut d’être explosive, est au moins tendue. Et pourtant, le problème n’est pas vraiment là, mais dans l’hémorragie des cerveaux que connaît le pays, devenu en quelques années un sous-traitant en matière grise.
Le Maroc est un pays qui se vend ailleurs comme heureux et chaleureux, et de fait, les Marocains sont chaleureux à défaut d’être heureux. Mais on en survit… sauf que le problème est ailleurs. Il est dans l’éducation, et cette éducation brinquebalante, souffreteuse, induit des résultats inédits, et inattendus.
1/ Le souk planétaire des jeunes talents.
Au commencement, il y avait la « Mission » française. Puis cette mission a fait des émules, après avoir subrepticement basculé en école payante. Depuis, au Maroc, nous avons les Américains qui sont venus, puis les Espagnols, puis les Italiens, et ensuite les Turcs, puis les Belges, et tout récemment les Britanniques de Sa Gracieuse Majesté. Tous ces pays financent ces écoles, avant de comprendre que les parents marocains, privés d’éducation nationale, sont prêts à payer, même au prix de quelques contestations ici et là.
Ensuite, il est naturel, humain et évident que ces écoles repèrent les jeunes talents dans leurs écoles, et œuvrent par tous les moyens à les envoyer poursuivre leurs cursus scolaires à l’étranger. Et que pourrions-nous penser qu’il arrivera ? Ces jeunes, une fois partis, ne reviennent qu’exceptionnellement, et le plus souvent pour raisons familiales. Avant de repartir souvent, définitivement.
2/ L’exode massif des cerveaux en construction.
En juin de chaque année commencent les inscriptions dans les universités, écoles et instituts étrangers, en sciences exactes ou en sciences humaines, quand ce n’est pas en formations d’ingénieurs. Un chiffre avait été donné par une enquête l’Economiste-Sunergia en avril 2018, montrant que 9 diplômés Bac+3 et plus rêvent de partir à l’étranger, et un autre chiffre avait circulé, affirmant que près de 88% des étudiants marocains qui partent à l’étranger… y restent, y réalisent leurs plans de carrières, et s’y réalisent tout court.
La raison est aussi évidente que stupide… Le Maroc forme des jeunes, investit sur eux, leur offre des écoles d’ingénieurs et des facultés scientifiques de plus ou moins bonne facture, mais à l’arrivée, le néant ! Pas d’entreprises qui font de la R&D un objectif et une priorité, un Etat exsangue qui peine à boucler ses fins de mois et pour lequel la recherche n’est même pas un souci, des dirigeants du privé ou du public qui font respectivement dans le népotisme et le copinage,
ou inversement, voire les deux… Et une société qui fonctionne encore à la logique #Kounrajel ! (le nombre d’émigrées marocaines ayant un niveau d’éducation élevé a augmenté de 125 % pendant la dernière décennie, une augmentation plus rapide que celle observée chez leurs homologues masculins).
Plus de 7.000 médecins et autant d’infirmiers travaillant dans les pays de l’OCDE sont nés au Maroc. Avec plus de 50.000 étudiants en mobilité internationale en provenance du Maroc, le Maroc est le douzième pays d’origine des étudiants en mobilité internationale dans l’enseignement supérieur des pays de l’OCDE. Un demi-million d’émigrés marocains détiennent un diplôme de l’enseignement supérieur en 2010/11, deux fois plus qu’en 2000/01.
3/ L’irrésistible fuite des ingénieurs.
L’information vient de notre ministre de l’Education nationale, Saaid Amzazi, qui vient d’affirmer, le plus normalement du monde, que chaque année, ce sont plus de 600 ingénieurs quittent le Maroc. Or l’ingénieur, c’est d’abord et avant tout la technique et la technologie, l’invention et l’innovation, et donc la richesse et le développement.
Quand 600 ingénieurs partent, et sachant que le coût de formation publique d’un ingénieur dépasse le million de DH, ce sont 600 millions de DH que l’Etat a investi dans la matière grise, avant de l’offrir à d’autres, qui s’envolent en fumée. Chaque année !
Et toujours selon cette enquête l’Economiste-Sunergia, 94% des 25-34 ans qui, après avoir travaillé au Maroc, veulent le quitter ; ce qui signifie que soit ils n’ont pas eu l’opportunité de le faire après leurs études, soit qu’ils en ont été convaincus après avoir exercé un métier au Maroc, avant de prendre la mesure de nos graves dysfonctionnements en termes d’égalité des chances et de perspectives de carrières.
5/ Le Maroc de demain.
Ce que la plupart des Marocains reprochent au Maroc est cette énergie négative qui s’en dégage… l’économie est poussive et les entrepreneurs, véritables créateurs de richesses, souffrent le martyre pour assurer leurs trésoreries alors même que le ministre de l’Economie Mohamed Boussaïd vient seulement d’avoir l’idée somptueuse de créer un observatoire, pour les observer. La société est tiraillée entre un conservatisme souvent réactionnaire, et une modernité attaquée de toutes parts, traquée et fuyant vers nulle part. La politique, mieux vaut ne même pas en parler.
Qu’attendre donc de tous ces jeunes, diplômés ou non, instruits ou pas, créatifs ou simplement ambitieux, dans un tel environnement ? Rien. Ils veulent tous partir. Et ils partent le plus souvent, emmenant dans leurs bagages leurs rêves et aussi les illusions de développement du Maroc. On les comprend. Et c’est à cela qu’il faut réfléchir, avant la constitution et les institutions, avant les infrastructures et autres super-projets.
Le Maroc se vide de ses talents et de sa matière grise, ne laissant ici-bas, sur nos terres, que la grisaille de l’approximation et la noirceur de la médiocrité. Plus les effets d’annonce et la creuse autosatisfaction…