Une société qui façonne les frustrations sexuelles, par Aziz Boucetta

Une société qui façonne les frustrations sexuelles, par Aziz Boucetta

D’un drame isolé naissent en général les plus grandes évolutions sociales, voire sociétales. Cela est valable partout, et cela s’est produit dans le temps, et à travers tous les pays. Au Maroc, la déplorable scène de l’agression d’une jeune femme dans un bus à Casablanca a secoué l’opinion publique. Mais dans le royaume heureux, les enseignements de cette affaire sont ailleurs, sans que les évolutions suivent forcément...

Elles sont près de 3.000 femmes à être violées chaque année au Maroc, mais il semblerait qu’on doive attendre de voir une scène montrant cette violence pour que la société tremble et pour que les gens grondent. Le viol n’est portant pas un spectacle, il est une tragédie, un drame, une forfaiture, un crime. Pourquoi s’enflamme-t-on uniquement quand on regarde cela ? Voici quelques années, une vidéo avait circulé montrant un  individu qui avait essayé d’abuser d’un jeune garçon à Marrakech, et un homme, hors champ, lui avait lancé : « Si au moins cela avait été une fille… nous les hommes, on a tous le même vice ». Le pays ne s’était pas soulevé pour autant. Seuls quelques chroniqueurs comme Sanaa Elaji en avaient parlé, mais ont-ils été écoutés ? Non, ils ont été en grande partie insultés.

Dans l’intervalle, nous avons eu le lynchage des femmes en jupes à Inezgane, la violation de domicile des deux homosexuels à Beni Mellal. Et le péril se rapproche et se confirme ; ces 15 derniers  jours, il y a eu l’affaire des adolescents qui ont violé une ânesse, la scène du bus casablancais, et les désormais innombrables, quasi routiniers, cas des terroristes d’origine marocaine  en Espagne, en  France, en Finlande, en Allemagne, à la recherche désespérée de quelques dizaines de vierges dans l’au-delà, pour services rendus… Voilà ce que le royaume produit, aujourd’hui.

Pourquoi  en est-on arrivés là ? Parce que le Maroc vit une crise de valeurs, avec une société dissimulée derrière un vernis de modernité. Une société profondément conservatrice, par moments résolument archaïque, qui se donne des allures de civisme, de civilité et de civilisation. Ce n’est pas de la schizophrénie, c’est un déni ! Un déni de réalité et d’identité. Or, le paradoxe est que le Maroc d’antan, jusqu’aux années 70, était effectivement un pays à très fortes valeurs, mais des valeurs qui étaient cohérentes, où la société se modernisait lentement, sans apports extérieurs, par essence surfaits et donc imparfaits. La sexualité se libérait progressivement, dans le respect des valeurs de tous et de chacun. Avant que tout ne dérape…

Dans les pays occidentaux, la libération sexuelle a eu lieu dans les années 60, au moment précis de l’invention du tourne-disque portable, remplaçant le vieux gramophone, lourd et volumineux, qui « fixait » les filles chez elles, sous le regard sévère, suspicieux et intransigeant des parents. Avec le tourne-disque léger et portable, les filles ont commencé à sortir, échappant au contrôle parental. Les mœurs ont alors connu une nette évolution, et 10 ans après, c’était le « Manifeste des 343 salopes » en France, grands noms et petites mains, toutes militantes pour l’avortement.

Le grand sociologue Mohamed Guessous avait dit une fois que trois mots avaient étouffé la société marocaine : « hram », « hchouma » et « ma mezianch », renvoyant respectivement aux dimensions religieuse, sociale et traditionnelle. Rapportées à la sphère sexuelle, ces trois termes posent un carcan à la « libido nationale », rendant « hram » les relations sexuelles hors mariage, marquant du sceau de la « hchouma » les rencontres galantes et déconseillant péremptoirement par le « ma mezianch » toute discussion


sur la sexualité. A l’arrivée, nous obtenons une société très sévèrement frustrée.

On crie ici et là, à cor et à cris, à tort et à travers que tout cela est une question de manque d’éducation et que l’école publique marocaine est la source de tous les maux. Or, même dans les familles où les enfants sont scolarisés dans les systèmes étrangers auxquels ont prête (abusivement) toutes les vertus, la vertu de la jeune fille reste la valeur sacrée ; le fils agit comme il l’entend car il est homme, mais la fille doit être soigneusement protégée de la libido masculine, même si elle la partage… et souvent elle la partage !

Le problème n’est donc pas dans le système éducatif, mais dans l’éducation, ce qui est différent. Le système éducatif se limite aux établissements d’enseignement public ou privé alors que l’éducation est, en plus de cela, la double résultante des écoles de la rue et de la famille, qui façonnent les adultes de demain. L’homme est le futur mari, et on l’élève dans cette logique, et la femme est la future épouse, et il en va de même.  Et la Tradition veille sur tout et sur tous.

Si le lecteur/lectrice doute de cela, qu’il/elle se pose cette question : « Comment réagirais-je si mon fils vient avec une amie à la maison, pour la nuit, et comment réagirais-je si ma fille reçoit son ami, pour la nuit ? »…

Depuis leur plus tendre enfance, garçonnets et fillettes sont élevés dans l’idée que la société se fait des couples, et cette idée est saupoudrée de concepts religieux mal assimilés au mieux, détournés de leur sens premier au pire. Et vingt plus tard, quand ils se rencontrent, hommes et femmes ont les relations que l’on sait et qui se déclinent, graduellement, en envies frustrées, puis en harcèlements plus ou moins assumés, ensuite en attouchements tantôt vagues tantôt précis, voire en viols, le plus souvent non déclarés.

Au final, rares sont les Marocain(e)s qui, à l’âge adulte, sont sexuellement matures, sauf à avoir procédé à, d’abord, leur libération des idées reçues par leur famille et, ensuite, à leur émancipation des carcans sociaux. Hors de cela, il ne reste que le viol, conjugal ou non, la violence, conjugale ou pas, et les déviances sexuelles de toutes natures, dont l’infime minorité des cas est révélée.

Il est donc grand temps, pour ne plus assister à des  scènes comme celle du bus casablancais ou apprendre les cas de violence, de revisiter les enseignements religieux à l’aune du 21ème siècle, de reconsidérer les principes d’éducation selon les conditions actuelles et universellement reconnues, et de choisir résolument entre une modernité décomplexée  ou une tradition assumée. Parfois les deux, dans un syncrétisme patiemment et rationnellement bâti.

Tant qu’on n’aura pas accepté cette idée que le sexe est chose naturelle, que l’attirance  des genres n’est pas une vue de l’esprit, qu’elle transcende les religions et les traditions… tant qu’on n’aura pas assimilé que toute interdiction ou manque d’instruction sera l’effet qui conduira au même résultat, on en sera toujours là, sous le très puissant effet conjugué de l’attirance naturelle et de l’interdit social… Si c'est un choix, il faudra alors l'assumer, en toute liberté, mais si c'est un poids, alors il faudra accepter de changer les choses.

Connaissons-nous donc nous-mêmes, regardons-nous dans un miroir, avec sincérité, détachement et sans agressivité et cessons, cette fois du moins, de critiquer gouvernement, police, justice et Mdina Bus. Le mal-être sexuel de notre société est en nous, membres de la société.