Au Sahara, voyager devient un crime, par Julien Brachet

Au Sahara, voyager devient un crime, par Julien Brachet

Au mépris du droit international, la région est devenue, sous l’égide de l’Europe, une zone où les êtres humains peuvent être contrôlés, catégorisés, triés et arrêtés.

La France s’est émue lorsque Mamoudou Gassama, un Malien de 22 ans, sans papiers, a sauvé un enfant de 4 ans d’une probable chute fatale à Paris. Une figure de « migrant extraordinaire » comme les médias savent régulièrement en créer, mais qui ne devrait pas faire oublier tous les autres, les statistiques, les sans-nom, les numéros. Ni tous celles et ceux qui n’ont aucune intention de venir en Europe, mais qui sont néanmoins victimes des nouvelles politiques migratoires européennes et africaines mises en œuvre à l’abri des regards, à l’intérieur même du continent africain.

Les migrations vers et à travers le Sahara ne constituent certes pas un phénomène nouveau. Mais à partir du début des années 2000, la focalisation des médias et des pouvoirs publics sur la seule minorité d’individus qui, après avoir traversé le Sahara, traversent également la Méditerranée, a favorisé l’assimilation de l’ensemble de ces circulations intra-africaines à des migrations économiques à destination de l’Europe.

Ce point de vue, qui repose sur des représentations partielles et partiales des faits, éloignées des réalités de terrain observées par les chercheurs, sert depuis lors de base de légitimation à la mise en œuvre de politiques migratoires restrictives en Afrique.

Le Sahara, zone de contrôle

L’Europe (Union européenne et certains Etats), des organisations internationales (notamment l’Organisation internationale pour les migrations, OIM) et des structures ad hoc (Frontex, EUCAP Sahel Niger), avec la coopération plus ou moins volontariste des autorités nationales des pays concernés, participent au durcissement législatif mis en place dans les pays du Maghreb au cours des années 2000, puis en Afrique de l’Ouest la décennie suivante, ainsi qu’au renforcement de la surveillance et du contrôle des espaces désertiques et des populations mobiles.

Le Sahara est ainsi transformé en une vaste « zone frontière » où les migrants peuvent partout et en permanence être contrôlés, catégorisés, triés, incités à faire demi-tour, voire être arrêtés. Cette nouvelle manière de « gérer » les circulations migratoires dans la région pose de nombreux problèmes, y compris juridiques. Ainsi, les ressortissants des Etats membres de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), qui ont officiellement le droit de circuler librement au sein de l’espace communautaire, sont régulièrement arrêtés lorsqu’ils se dirigent vers les frontières septentrionales du Mali...

ou du Niger.

Le Niger, nouveau garde-frontière de l’Europe

Dans ce pays, les migrations internationales n’étaient jusqu’à récemment pas considérées comme un problème à résoudre et ne faisaient pas l’objet d’une politique spécifique.

Ces dernières années, tandis que le directeur général de l’OIM affirmait – sans chiffre à l’appui – qu’il y a dorénavant autant de décès de migrants au Sahara qu’en Méditerranée, l’UE continuait de mettre le gouvernement nigérien sous pression pour en finir avec « le modèle économique des passeurs ».

Si des projets et programmes sont, depuis des années, mis en œuvre dans le pays pour y parvenir, les moyens financiers et matériels dédiés ont récemment été décuplés, à l’instar de l’ensemble des moyens destinés à lutter contre les migrations irrégulières supposées être à destination de l’Europe.

Ainsi, le budget annuel de l’OIM a été multiplié par 7,5 en vingt ans (passant de 240 millions d’euros en 1998 à 1,8 milliard d’euros en 2018), celui de Frontex par 45 en douze ans (passant de 6 millions d’euros en 2005 à 281 millions d’euros en 2017), celui d’Eucap Sahel Niger par 2,5 en cinq ans (passant de moins de 10 millions d’euros en 2012 à 26 millions d’euros en 2017), tandis que depuis 2015 le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique a été lancé par l’UE avec un budget de 2,5 milliards d’euros destinés à lutter contre les « causes profondes de la migration irrégulière » sur le continent, notamment au Sahel.

Ceci est particulièrement visible dans la région d’Agadez, dans le nord du pays, qui est plus que jamais considérée par les experts européens comme « le lieu où passent la plupart des flux [de migrants irréguliers] qui vont en Libye puis en Europe par la route de la Méditerranée centrale ».

La migration criminalisée

La mission européenne Eucap Sahel Niger, lancée en 2012 et qui a ouvert une antenne permanente à Agadez en 2017, apparaît comme un des outils clés de la politique migratoire et sécuritaire européenne dans ce pays. Cette mission vise à « assister les autorités nigériennes locales et nationales, ainsi que les forces de sécurité, dans le développement de politiques, de techniques et de procédures permettant d’améliorer le contrôle et la lutte contre les migrations irrégulières », et d’articuler cela avec la « lutte antiterroriste » et contre « les activités criminelles associées ».

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Julien Brachet est anthropologue et enseignant universitaire à Paris.

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