Ramadan, ou l’incitation à la réflexion publique, par Sanaa Elaji

Ramadan, ou l’incitation à la réflexion publique, par Sanaa Elaji

Reposons une fois encore la problématique de ceux qui n’observent pas, publiquement, le jeûne durant le mois de ramadan. Réfléchissons donc à cette question et analysons-là, dans le calme si possible, et avec raison et sagesse.

1/ Le Coran n’a prévu aucune sanction terrestre pour ceux qui ne jeûnent pas et qui serait appliquée par la communauté ou par les autorités. Rien dans le Livre Sacré ou dans les faits et propos du Prophète n’indique qu’il faille punir le non-jeûneur par la privation de liberté ou tout autre châtiment. Le Coran évoque en revanche des méthodes d’expiation diverses (jeûne de 60 jours ou aumône distribuée à 60 pauvres ou affranchissement d’esclaves), mais dans une relation directe de la créature à son Créateur. Et celui qui ne jeûne pas et qui ne respecte pas les méthodes indiquées pour expier sa non-observation du jeûne en assumera alors les conséquences envers Dieu, directement et personnellement.

Pourquoi alors la société a-t-elle décidé de prendre sur elle le fait de châtier ceux qui ne jeûnent pas, se transposant à Dieu. Les faits et comportements des êtres humains ne sont-ils pas mentionnés comme leur appartenant et pour lesquels ils seront jugés post-mortem, hormis le jeûne qui est observé pour Dieu, lequel punit ou récompense selon Sa volonté ?

2/ Comment expliquer que des millions de croyants ne s’offusquent pas de voir d’autres millions ne pas respecter le second pilier de l’islam, la prière en l’occurrence, mais s’élèvent avec toute cette virulence contre ceux qui n’observent pas le quatrième ? Pourquoi personne ne dit rien quand son ami, son collègue ou un quelconque autre proche lui dit qu’il ne prie pas ? Dans le meilleur des cas, on répondra à cette personne quelque chose du genre : « Puisse Dieu te remettre dans le droit chemin » (Allah yehdik)… Pourquoi encore, au son du muezzin, ceux qui vont prier ne sont-ils pas dérangés par ces millions de personnes, dans leurs bureaux, chez eux, dans la rue, dans les cafés ? Toutes ces personnes qui ne prient pas ont-elles donc une excuse légitime de ne pas le faire ? Pourquoi ne pas admonester – ou même molester –  aussi ceux qui ne sacrifient pas au rite de la zakat (aumône religieuse) ?

Il serait alors judicieux et pertinent de nous interroger sur la ou les raisons véritables qui nous conduisent à mal ou pas accepter le fait de ne pas jeûner pendant le mois de ramadan. Sont-ce vraiment une posture et un sentiment religieux qui nous animent pour faire respecter les prescriptions religieuses ou alors, à l’inverse, est-ce plus simplement le refus de voir quelqu’un agir différemment, autrement, en dehors de l’unanimité de la communauté concernant un rite plutôt qu’un autre ?

3/ A tous ces gens qui évoquent la nécessité de respecter les jeûneurs en s’abstenant de manger ou boire en public, posons la question, sereinement : Pourquoi sommes-nous dérangés par un(e) Marocain(e), supposé être musulman(e), qui ne jeûne pas durant le ramadan, et non par un étranger qui ne jeûne pas non plus ? Parce que nous savons qu’il n’est pas musulman ? Si c’est cela, nous ne sommes donc plus dans une configuration de respect, puisque ce qui est imposé à un (supposé) musulman ne l’est pas à un étranger, et puisque la contrainte du respect devient alors variable selon la religion réelle ou imaginée des gens qui mangent pendant que les autres jeûnent.

Il existe aussi un grand nombre de personnes qui jeûnent en dehors du mois de ramadan, pour un bénéfice religieux ou pour rattraper des jours non jeûnés durant le ramadan, ou pour une quelconque autre raison. Pourquoi ne sont-ils...

pas perturbés par les autres qui ne jeûnent pas ? Le respect ne serait-il donc valable et obligé que durant le mois de ramadan ? Dans ce cas, il semblerait que la problématique soit bien plus sociétale que religieuse ; si je sais que tu es Marocain, donc musulman sunnite malékite, je ne saurais accepter que tu ne jeûnasses point. Je ne suis pas froissé à la vue d’un étranger qui mange pendant ramadan car je sais qu’il ne contrevient pas à une religion qui nous serait commune, mais pour un Marocain, il en va autrement et je ne peux me résoudre à tolérer qu’il se départît d’une pratique collective communément admise.

Idem pour les périodes en dehors du mois de ramadan car je sais que toi, Marocain musulman sunnite, n’est pas contraint de jeûner et, de ce fait, je ne peux te reprocher de mener ta vie normalement, même si moi je jeûne pour une raison qui m’appartient.

Si je suis dans un pays à majorité musulmane, je n’accepte pas que quelqu’un ne jeûne pas durant le ramadan, mais les choses se passent différemment quand je me trouve au sein d’une société où les musulmans sont une minorité ; là, je comprends que les gens qui m’entourent ne jeûnent pas, sauf si je suis face à un musulman, auquel cas je suis dérangé.

Tous ces cas ne doivent-ils pas nous questionner sur les raisons réelles de notre émoi à l’égard de ceux qui ne jeûnent pas ?

Quant à la notion d’espace public, il n’est pas raisonnable que nous persistions à dire que ceux qui ne veulent pas jeûner doivent le faire à l’abri des regards, chez eux par exemple. En vertu de quel droit ceux qui jeûnent s’accaparent-ils l’espace public ? Pourquoi ceux qui n’observent pas le ramadan n’auraient-ils donc pas toute latitude à consommer comme ils le souhaitent dans la rue, à partir du moment où ils n’incitent pas les autres à faire comme eux. L’espace public n’est-il pas un lieu commun à tous, sur la base de la citoyenneté et du droit ?

4/ Pourquoi, enfin, personne ne dit rien contre ceux qui s’emportent et qui s’énervent durant la journée pendant le mois de ramadan ? Toutes ces scènes de violence et d’intolérance, d’irritation et de tension que nous voyons au quotidien et auxquelles nous accolons le terme générique de  « tramdina », nous nous en accommodons bien plus qu’avec ceux qui ne jeûnent pas…

Résumons… Il ne s’agit pas là d’un appel à la rupture publique du jeûne durant le mois de ramadan, pas plus qu’il ne s’agit d’incitation à le faire. Non, ce qui précède est une simple invitation à réfléchir à tous cela et à tous ces cas, dans le calme, la raison et la sérénité.

Rappelons ce verset du Coran : « Nul pécheur ne portera les péchés d'autrui » (39 : 7). Chaque croyant a une relation directe avec son Créateur, et il l’assume ou doit l’assumer car il rendra des comptes. Il n’appartient ni aux autres croyants ni à la loi de sévir contre quiconque en matière religieuse car ce serait là prendre la place de Dieu. Quand nos convictions religieuses sont si « approximatives » et nos nerfs autant « à fleur de peau », alors le problème est en nous et non en celui qui ne jeûne pas. Quand nous nous énervons contre le non-jeûneur et non contre celui qui s’énerve pendant qu’il jeûne, alors nous avons un sérieux problème avec l’idée de citoyenneté et le vivre-ensemble.

En conclusion, cette phrase : « Nous sommes une société qui traque celui qui mange durant ramadan pour le punir, mais qui ne cherche pas celui qui n’a rien à manger, durant ramadan ou pas, pour le nourrir ».

Al Ahdath al Maghribiya

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