Abus dans le discours et dialogue de sourds, par Aziz Boucetta

Abus dans le discours et dialogue de sourds, par Aziz Boucetta

S’il est un avantage à l’arrivée d’un parti islamiste aux commandes du gouvernement, c’est bien le débat sociétal nourri qui s’est est suivi. Depuis 2011, en effet, la scène publique est secouée à intervalles réguliers, et de plus en plus serrés, de discussions animées opposant ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler les deux camps « moderniste » et « conservateur ». Le problème, cependant, est que si les langues se sont déliées, les oreilles se sont fermées et les esprits se sont tendus. Les uns excommunient à tour de bras et les autres diabolisent à n’en plus pouvoir. Résultat : le débat stagne, et la situation pourrit.

Le Maroc, dans le monde arabe où il est généralement classé, mérite mieux, avec son système politique légitime et stable, et sa société, balayée souvent par des vents contraires mais aux appuis solides. Les clivages sont de plus en plus acerbes et les sens exacerbés. Les uns adoptent la posture de l’invective et les autres leur opposent une attitude agressive.

Il faut admettre que ces clivages, ces dissensions, ces tensions ont très largement trait aux questions sexuelles, dans une société en pleine transition sexuelle. La femme et son rôle dans la cité, la polygamie (gouvernementale ou pas), l’avortement, la tenue vestimentaire (à Inezgane ou ailleurs), l’homosexualité et même l’hétérosexualité (hors mariage)…

Deux courants exclusifs

Les deux courants ne peuvent vivre séparément. Mieux, ils se nourrissent l’un de l’autre… les « conservateurs » ont besoin des modernistes pour plus et mieux s’ancrer dans leur temps et les « modernistes » doivent avoir recours aux conservateurs pour ne pas quitter les rails de leur histoire et culture.

Les conservateurs, pris dans leur logique numérique de la démocratie, multiplient les appels aux franges les plus attachées à la Tradition (avec majuscule), voire même parfois, souvent, aux réactionnaires. Quand le chef du gouvernement parle de « lustres », que son ministre de la Justice défend le crime d’honneur et que le ministre de la Communication expose, « clairement », ses oppositions sur l’art propre, ils consacrent les attitudes conservatrices, quelquefois passéistes, de la population. Le salafisme social oriental, c’est sans doute bien, mais en Orient, pas chez nous. C’est bien connu, l’histoire est le passé, et ce n’est pas avec le regard toujours braqué sur le rétroviseur qu’on peut conduire son attelage vers l’avant.

Les modernistes, pour leur part, veulent accélérer sur un terrain insuffisamment  balisé, au risque de basculer dans le ravin. En défendant à tout prix et sans effort pédagogique de masse des valeurs qui, pour être bien ancrées en Occident, n’en sont pas moins nouvelles pour notre société, on ne réussira pas à y faire adhérer les masses. La société civile, dans sa partie dite moderne, voire moderniste, doit savoir expliquer ses vues, patiemment, sans provocation, sans vouloir aller plus vite qu’il ne faut....

Rien ne sert de courir, il faut savoir et laisser mûrir… .

En définitive, la société est tiraillée par ses extrêmes et au centre, une population obligée de choisir son camp, dans l’exclusion de l’autre car aucun des deux courants ne développe d’arguments, mais se contente d’asséner ses vues et de condamner ce qu’il considère chez les autres comme des bévues.

De la discussion jaillit la lumière              

Quand les uns parlent de modernité, les autres préfèrent la tradition, ignorant tous les deux que dans leurs faits et gestes quotidiens, ils ne sont pas aussi éloignés qu’ils le pensent.  Nous avons tous un inconscient collectif qui nous guide… Il nous faut apprendre à faire la part des choses, préserver cette part d’inconscient qui fait notre particularité traditionnelle et injecter aux doses convenables ce qu’il faut de conscience pour établir notre spécificité moderne.

Les deux camps ont leurs intellectuels, leurs penseurs et leurs « troupes ». C’est parce que les deux premiers ne discutent pas que les troisièmes deviennent violentes, livrées à elles-mêmes et se livrant à des discours enflammées, des insultes, des agressions et des menaces. Il faut bien admettre que le silence des « conservateurs » face aux travers brutaux de certains groupes sociaux contre les revendications des « modernistes », la société bascule lentement et (bien malheureusement) sûrement dans des travers de plus en plus violents, comme l’attestent les événements d’Inezgane et leur conséquence directe à Fès.

Que les têtes pensantes pensent et orientent les débats et les « troupes » se calmeront. C’est parce que d’un côté on défend les homosexuels sans passer par la case éducation sexuelle et que de l’autre on n’a pas clairement condamné la violence de groupe à Inezgane  que le jeune homme de Fès a été lynché par la foule… C’est parce qu’on défend les libertés individuelles sans passer par une éducation civique que les deux jeunes filles d’Inezgane ont été à deux doigts du lynchage…

Divergeons, mais échangeons, et avançons…

Nous sommes le seul pays dans notre environnement à ne pas avoir subi d’agression terroriste de grande ou de petite ampleur depuis de nombreuses années, et surtout depuis l’avènement de cette chose hideuse appelée « Etat islamique », ou Daech. Les services de sécurité y sont pour quelque chose, certainement, mais c’est aussi et surtout notre société qui est le véritable rempart contre la violence. Ne la détruisons pas par nos clivages aussi inutiles que stériles, souvent puériles. Nous ne sommes pas dans un rapport de force, mais ayons assez de conscience pour conférer à notre société et à notre pays plus de force(s) ; et, dans le cas où il y ait rupture, et il y en aura, le chef de l’Etat a ce qu’il faut de légitimité et de force pour s’impliquer, intervenir, rapprocher les points de vue et trouver un terrain d’entente

Parlons, argumentons, échangeons, divergeons, mais avançons…

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