Attention, les Talibane sont à Inezgane…, par Taoufiq Bouachrine

Attention, les Talibane sont à Inezgane…, par Taoufiq Bouachrine

Je forme le vœu que le juge d’Inezgane, qui aura à connaître de l’affaire des deux jeunes filles et de leurs robes, sera plus clairvoyant et plus sage que son collègue du parquet, et qu’il prononce un non-lieu pour les deux « accusées », réparant le préjudice qui leur a été causé par le procureur à travers sa décision de les poursuivre pour « outrage à la pudeur ». Cela aura engendré bien des tracas au pays, présenté dans les mondes réel et virtuel comme ce lieu où l’on condamne (encore) des femmes pour port de robe, comme si nous étions dans la Syrie de Daech, dans l’Afghanistan des Talibane ou en Arabie Saoudite…

Et donc, quatre jours avant le début du mois de ramadan, deux jeunes filles, Siham (21 ans) et Samia (23 ans), s’étaient dirigées vers un souk de la ville d’Inezgane pour y faire leur shopping (comme disent les citadines). Et puisque le temps était caniculaire et que l’été était bien installé, les deux jeunes filles portaient des tenues légères, laissant montrer une partie de leurs corps. Le problème est qu’avant que les gens du souk ne se révoltent contre la mise vestimentaire des deux personnes, celles-ci avaient été harcelées par plusieurs passants. Or, ce comportement aussi amoral que peu respectueux n’avait suscité l’ire de personne, pas plus des témoins que des forces de police surgies pour briser l’encerclement de l’échoppe où Siham et Samia avaient trouvé refuge et où elles auraient pu être lapidées n’eût été la présence de la maréchaussée qui a finalement décidé d’interpeller les filles pour les conduire au commissariat…

Les choses auraient pu, et dû, s’arrêter là… mais comme au Maroc, l’impératif de conformité n’est pas une vaine expression, les preux défenseurs de la vertu se sont transporté audit commissariat pour hurler et réclamer un jugement, comme si les « coupables » avaient été de dangereuses criminelles… Et le procureur, au lieu de remplir sa fonction sociale et d’appliquer son pouvoir d’appréciation, mettant en garde les jeunes filles sur les risques qu’elles encourraient en allant dans un lieu fort conservateur, en robes vêtues… au lieu d’aller vers les manifestants hystériques pour leur expliquer que le Maroc est un pays de droit, où les libertés individuelles et collectives existent et que ceux qui n’aiment pas les tenues des filles n’ont qu’à pas les regarder mais doivent en revanche les respecter… au lieu de tout cela, le procureur a décidé de donner suite aux vitupérations des manifestants en décidant de poursuivre Siham et Samia en vertu de cet article vague du Code pénal qui dit en son article 483 que « quiconque, par son état de nudité volontaire ou par l'obscénité de ses gestes ou de ses actes, commet un outrage public à la pudeur est puni de l'emprisonnement d'un mois à deux ans et d'une amende de 120 à 500 DH »…

Pour ma part, j’ignore ce que fait Mohamed Abdennabaoui (directeur des affaires pénales et des grâces au ministère de la Justice) qui n’a pas jugé utile d’attirer l’attention du procureur sur la gravité de sa décision en forme d’orientation fondamentaliste et rétrograde, pour ne pas dire daechiste, dans l’application de la loi. De même que je ne comprends pas le silence du ministre de la Justice et des Libertés Mustapha Ramid qui n’a pas réprimandé le représentant du parquet, dont il est le chef, face au péril de juger les robes des Marocaines, en attirant son attention sur les conséquences de ce procès sur les plans interne et externe. On se rappelle aussi de...

cette histoire, pas si ancienne, du touriste britannique arrêté, poursuivi, jugé, condamné et embastillé en raison de sa relation avec un jeune marocain, avec toutes les suites néfastes que l’on connaît sur l’image du Maroc à l’international.

Cette affaire des robes d’Inezgane appelle trois remarques  de notre part :

1/ La mission du parquet est de représenter la société dans la protection de la loi, de la morale et de l’argent public, en plus de garantir la sécurité et la stabilité. Mais, dans le même temps, les procureurs doivent observer la loi en pesant les choses avec tout le soin possible, un œil fixé sur la société et ses mutations ; c’est pour cela que le législateur a conféré au parquet le pouvoir d’appréciation, selon lequel son représentant peut enclencher des poursuites ou classer une affaire et surtout s’abstenir d’incarcérer son prochain… Ce pouvoir d’appréciation doit être pratiqué avec beaucoup de soin et encore plus d’attention, en privilégiant l’esprit de la loi sur les crispations et l’esprit de réaction. Arrêter les gens est la solution de facilité, et encore plus quand il s’agit de donner suite aux instincts primaires de certaines franges de la société, sans en mesurer les conséquences, comme cela a été le cas à Inezgane. En effet, décider d’un procès pour port de robe n’est pas une affaire qui est restée cantonnée à la région d’Agadir, mais l’a largement dépassée, et vous verrez que dans les prochains mois cette histoire fera l’objet des rapports sur les droits de l’Homme au Maroc.

2/ La police a interpellé les deux jeunes filles pour tenue vestimentaire indécente, mais n’a pas inquiété les hommes qui les ont harcelées, qui ont montré tant de mépris pour leur liberté et leur dignité. Cela montre la contradiction de la société sur le plan moral. Nos gens, sous nos cieux, s’offusquent de l’apparence externe d’une femme et sont prompts à juger et condamner cela, mais s’accommodent parfaitement de l’injustice, de la corruption et de la torture, ignorées par notre justice brinquebalante qui détourne également les yeux des affaires de détournements de l’argent public ou encore de l’intervention du fric dans les opérations électorales… Chez nous, au Maroc, la morale s’arrête au corps de la femme ou à la sexualité de tous, mais les mœurs politiques, les abus économiques et les travers politiques, personne ne s’en préoccupe ; il est vrai que s’en prendre à une femme portant robe n’est pas une entreprise dangereuse, contrairement à la condamnation des grands crimes et délits.

3/ De tels événements commandent de refaire une lecture de la loi, ou plutôt sa réécriture, dans un sens plus précis. Il serait judicieux de limiter le pouvoir d’appréciation des juges, du moins tant que sera élevé le nombre de ceux qui n’ont pas de véritable et indiscutable culture des droits de l’Homme ou d’approche moderne de la loi et du droit. Une grande partie des procureurs agissent encore dans une logique sécuritaire, ne prenant pas en considération l’évolution politique et sociétale du pays et les nouvelles libertés auxquelles aspirent les populations, plus imprégnées de droits. Si les deux jeunes filles étaient issues de familles puissantes ou que leurs parents eussent fait partie des grands de ce monde, le procureur aurait-il au l’audace de les placer en garde à vue avant de les renvoyer devant un tribunal ? Et puis, comment expliquer, comment concevoir qu’une fille puisse être inquiétée pour sa mise vestimentaire à Inezgane et qu’une autre, à Casablanca ou à rabat, ne connaisse pas le même sort ? La loi ne serait-elle donc pas égale pour tout le monde, partout ?

Akhbar Alyoum

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