Le modernisme jihadiste, par Noureddine Miftah

Le modernisme jihadiste, par Noureddine Miftah

Un orage ne se calme que pour préparer le suivant, et tout calme dans ce beau pays qu’est le Maroc est annonciateur d’une tempête. Je citerai de mémoire les différents débats houleux qui ont agité la société ces derniers temps, de la chanson « Atini saki » de Daoudiya à la prestation télévisée sur 2M de Jennifer Lopez à Mawazine, en passant par les amours interdites des deux désormais anciens ministres que sont Choubani et Benkhaldoune, ou encore par les relations sexuelles hors mariage et la rupture du jeûne en public dans le Code pénal, ou enfin le cas du film de Nabil Ayouche…

Ainsi que nous le pouvons constater, ce ne sont plus Chabat, Benkirane ou Lachgar qui enflamment la société et son opinion publique, car les Marocains semblent désespérer de la politique… Et même quand Aftati (député PJD) a été suspendu de ses activités au sein de son parti, nous avons vu que l’affaire des deux Femen qui ont ôté leurs hauts sur l’esplanade de la Tour Hassan a suscité l’intérêt des populations bien plus que les mésaventures partisanes de l’ « hurluberlu » Aftati.

C’est un peu comme si la société marocaine faisait savoir que la représentation politique ne sert plus à grand-chose, et que la force de l’opinion publique peut lourdement influer et peser sur les affaires relevant de la symbolique ou du socio-culturel, ou encore de l’image que se fait le Marocain de lui-même, de son pays et de ses valeurs, bien plus que ne le font les institutions officielles.

Ici, il est important de rappeler cette grande vérité qui a conféré au débat public une autre dimension, et cette vérité est l’arrivée de nouveaux moyens de communication qui ont bridé la censure et l’interventionnisme public dans l’expression populaire. Ces moyens sont les réseaux sociaux, que l’on intègre dans ce qu’on appelle désormais la révolution numérique. Aujourd’hui, le tiers des Marocains se retrouvent dans cet espace que nous qualifiions de « virtuel » avant qu’il ne soit devenu la réalité plus que réelle.

Commençons par les suites de la sortie du film de Nabil Ayouch… Après la diffusion de six parties qui ont fait couler beaucoup d’encre, l’ensemble des scènes tournées, totalisant 4 heures, a été mis à la disposition du public. Et alors, tout le monde s’est tu, car il est apparu que nous étions face à un film porno présenté sous couvert de film ordinaire… Et comme les choses ont un sens, il y a eu cette information de l’acteur du film Much loved qui avait prétendu avoir été attaqué au couteau en raison de sa présence dans le casting du film, alors qu’en fait il avait blessé suite à une simple bagarre de quartier ; il est aujourd’hui poursuivi par le parquet.

Puis est venu le tour de la comédienne Lina Bencheikh, qui s’est présentée suçant son doigt, se tortillant dans une vidéo de mauvaise facture, insultant les Marocains dans une darija impossible à reproduire ici et les invitant de regarder le film en se manipulant ce qui doit l’être, usant de mots obscènes qui ont franchi toutes les limites de bienséance. Et alors, le rideau est tombé, et toute cette histoire est apparue finalement comme n’étant absolument pas une lutte entre les camps moderniste et conservateur, mais plutôt un affrontement entre l’art et l’escroquerie artistique, entre la créativité et l’imbécilité.

Et nous en arrivons à Jennifer Lopez, cette artiste de renommée mondiale à laquelle personne ne peut enlever sa dimension planétaire. Sa venue à Mawazine était une chose ordinaire dont personne n’a parlé et les danses qu’elle a présentées sur scène ne la concernent qu’elle, de même que les débats sur Mawazine, sur le principe des festivals et leur relation à la politique est


aujourd’hui dépassé. Mais la nouveauté avec cette artiste qui assure son séant à 27 millions de dollars est que sa prestation est passée de la scène à la télévision publique. Ceux qui défendaient l’audace suicidaire de certaines figures artistiques argumentaient qu’elles ne se produisaient que dans des espaces où les gens étaient libres d’aller ou de ne pas aller, excluant la télévision qui est un bien commun et public et qui pénètre dans les chaumières, qui est regardée par les citoyens, conservateurs soient-ils ou libérés ou salafistes ou n’importe quoi… Et donc, pour cette raison, la télévision repose sur des fondamentaux et des lois qui doivent être observés au nom du respect du contribuable.

Aussi, la diffusion d’un spectacle plein de suggestions sexuelles explicites revient à la volonté d’une minorité d’imposer ses vues et de transmettre un message qu’elle croit sacré et consistant à « émanciper » de leur sous-développement des populations conservatrices et fières de l’être, schizophrènes même et fières de l’être aussi. Et à supposer que cette schizophrénie soit une maladie sociétale, alors ce n’est pas à une télévision elle-même en réanimation d’apporter le remède.

Cette diffusion du spectacle de Jennifer Lopez était donc une erreur, une provocation à l’égard de citoyens modestes qui ne demandent qu’à voir une télé qui leur ressemble dans leur humilité et dans leurs quotidiens. Quant à cette minorité chanceuse, elle ne connaît de la télé que les chaînes étrangères où elle peut voir à satiété les prestations de J-Lo et de ce qui y ressemble.

Mais résumons les choses… les gens au Maroc évoquent en quelque sorte une bouteille de gaz. Ils regardent ce genre de spectacles et d’autres qui relèvent des Mille et une nuits… ils voient l‘ostentation et les danses osées, dans leurs chaumières, en restant stoïques et résignés. Quant à ceux qui ont profité du « système » et qui en sont devenus les preux chevaliers et les valeureux théoriciens, croulant sous les privilèges, ils ne font que jouer avec le robinet de cette bouteille de gaz sous différents prétextes et peuvent raisonnablement être qualifiés de modernistes jihadistes !

C’est une modernité immature et coupée de la société, qui joue avec le feu et qui devient, de fait, la complice idéale du salafisme jihadiste. Son objectif n’est point de faire passer les populations des ténèbres à la lumière mais de les occuper dans et avec des problèmes marginaux. Les gens de cette société ont leurs écoles, leurs clubs, leurs salons, leurs hôtels et leurs cliniques… pendant que le populo qui reçoit les miettes et endure, il doit en plus supporter cette hypocrisie, cette saleté et toute cette ignorance.

Quant aux modernistes de conviction, ceux qui croient véritablement au changement, ils prennent avec exactitude la mesure de la complexité des choses et ne versent pas dans la provocation pour en tirer des avantages. Ils discutent et débattent, ne se posant en aucun cas aux côtés de cette télévision qui fait dans le modernisme médiocre, pas plus qu’ils ne soutiennent le cinéma pornographique ou qu’ils ne font de la rupture publique du jeûne un thème central du débat public ou encore qu’ils ne portent aux nues une chanson de la 25ème heure comme « atini saki baghi nmaki »… Non, ces modernistes, ces vrais modernistes défendent un Maroc avec plus de justice sociale et de justice tout court, avec moins d‘écarts sociaux, avec plus d’indépendance dans la politique, dans les médias et dans la culture, avec plus d’ouverture et bien plus de respect pour la majorité, tout en défendant les droits et les convictions des minorités ; ils portent le combat sur la pluralité et l’identité comme le veut cette constitution, une identité multiple arabe, amazigh, musulmane, hassanie, riche de ses affluents africains, andalous, hébraïques, méditerranéens et autres…

Puissions-nous être entendus…

Al Ayyam

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