La sortie irresponsable du chef du gouvernement, par Sanaa Elaji

La sortie irresponsable du chef du gouvernement, par Sanaa Elaji

La dernière saillie d’Abdelilah Benkirane est véritablement provocatrice. Sommes-nous face à un homme d’Etat conscient du poids de sa charge et de la portée de son propos ou alors face à un prédicateur qui prêche dans une mosquée ou dans une cérémonie religieuse ? Les faits se sont produits lors d’une conférence organisée par le Mouvement populaire sous le thème « le Code pénal, entre réalité et ambitions ». Benkirane a parlé et ce qu’il a dit était on ne peut plus éloigné du sens des responsabilités et de la retenue que l’on serait en droit d’attendre d’un chef du gouvernement ;

D’abord, on relèvera que Benkirane n’a pas respecté son devoir de réserve quand il a délivré son opinion sur l’avortement alors même que cette question est aujourd’hui encore soumise à l’arbitrage royal, depuis que la commission désignée à cet effet lui a remis ses conclusions et recommandations. Et donc, tant le chef du gouvernement que les responsables des institutions publiques sont tenus de faire montre de retenue pour les dossiers en cours d’examen ou présentés à l’appréciation du gouvernement ou du roi. Pire encore, Abdelilah Benkirane a imputé au secrétaire général du Conseil des droits de l’Homme des propos que ce dernier n’a jamais exprimés, ce qui revient à une accusation gratuite ou, à tout le moins, à un jugement d’intentions.

Sanaa-ElajiAllons maintenant plus en profondeur et analysons la position du chef du gouvernement : devrions-nous privilégier la logique du droit positif qui évolue avec la société ou, à l’inverse, adopterons-nous des législations  conçues et pensées pour donner une certaine lecture de la religion et qui conduisent les gens à apprendre comment les contourner et comment gérer leurs affaires en dehors de la loi et régler leurs problèmes en marge de la religion, comme ce que se produit actuellement pour la question de l’avortement, entre autres ? L’objectif de la religion est-il au final de procurer la meilleure solution aux individus (et l’avortement est cette meilleure solution dans bien des cas) ou alors est-il de persister à faire une lecture littérale très particulière, quelles que soient ses incidences sur les gens ? Et puis, n’existe-t-il pas des rites en islam, comme le Hanafi, qui soient bien moins rigides en matière d’avortement que le rite malékite, sachant que par ailleurs l’ensemble de ces rites ne consistent qu’en des lectures humaines de la religion et ne sont pas le Coran révélé ? Et donc, peut-on dire que le fait d’occulter ces rites pour privilégier le malékite relève de l’ignorance ou est-ce tout simplement une manifeste et évidente  mauvaise foi politique?

Et puis voilà qu’au-delà de l’avortement, Benkirane et son parti nous ont « stupéfaits » par leur position sur les crimes d’honneur… et plus même que stupéfaits, ils nous ont effarés. Disons-le tout de go, il n’y a aucun « honneur » ni rien d’autre qui puisse justifier un assassinat. Aucun motif ne peut excuser un meurtrier, et aucun ne peut atténuer sa responsabilité. Plus encore, le chef du gouvernement et son ministre de la Justice s’évertuent à trouver des circonstances atténuantes à des crimes d’honneur dans un pays où ce phénomène est quasi inexistant, en comparaison à d’autres sociétés, du Moyen-Orient par exemple.

En la matière, Benkirane ne diffère pas tellement de Nahari, d’Abou Naïm ou même d’al-Baghdadi : tous ces gens justifient le fait de tuer son prochain par des motifs qu’ils estiment relever d’un droit légitime. Pour le chef du gouvernement et pour son ministre de la Justice et des « Libertés », il est tout à fait naturel, et même viril, qu’un homme qui surprend sa femme adultère puisse la tuer et bénéficier ensuite...

de circonstances atténuantes. Autrement dit, on va excuser l’homme qui tue au lieu de l’encourager à s’en remettre à la loi et au droit pour réparation de son préjudice. Il ne s’agit pas ici de sentiments ou même de jalousie car dans ce cas on pourrait aussi justifier qu’une femme trompée puisse à son tour occire son mari (ce qui, au demeurant, est aussi inacceptable que la situation inverse). Nous sommes là face à une posture machiste, phallocrate, où l’on invoque un honneur improbable ; nous sommes en présence d’un état d’esprit selon lequel la femme est la propriété, de l’homme, la chose de son époux ; et donc, quand elle lui désobéit, elle mérite d’être punie, et quand elle le trompe, seule sa mort peut réparer le préjudice par elle causé à son époux. Dans ce cas-là, agir comme un criminel devient la raison même car ce faisant, l’homme trompé aura prouvé qu’il sait « ne pas être de marbre », comme cela semblerait être aux yeux de Benkirane le cas de Sebbar qui a affirmé qu’au cas où sa femme le tromperait, il irait en justice.

On en arrive à un troisième point, très sensible, voire provocateur…  Il est aussi moralement inacceptable que politiquement irresponsable que le chef du gouvernement interpelle ainsi un autre dirigeant : « Accepterais-tu de trouver ta femme au lit avec un autre homme ?… Nous ne sommes quand même pas aussi impassibles que cela ! ». Personnaliser de cette manière un échange ne sert absolument pas le débat et n’est pas au niveau de celui qui en est l’auteur, et nous nous arrêterons là pour ne pas titiller plus notre chef du gouvernement. Une telle façon de dialoguer n’est pas admissible de la part d’un homme supposé être le chef du gouvernement de tous les Marocains, musulmans, juifs, athées, croyants, laïcs et autres. Il est inacceptable que le discours verse dans une telle agressivité irresponsable envers tout contradicteur politique ou idéologique, même quand celui qui le prononce se considère être en campagne électorale et même si cette dernière intervient avant son heure.

Et puis, comment donc un homme d’Etat, conscient de ce qu’il dit, peut-il se permettre de réduire la situation dans des pays comme l’Irak et la Syrie au fait qu’il y existe des gens en grand nombre qui ne jeûnent pas ? N’est-ce pas là une forme de mépris pour ces peuples qui endurent aujourd’hui des drames politiques et des tragédies humanitaires dont ils sont les premières et principales victimes ? N’est-ce pas là un raccourci coupable et inhumain vers une réalité atroce dont souffrent et pâtissent ces populations ? Allons-nous, pouvons-nous imposer la foi et le respect de la religion par la prison et les amendes ? Quelle valeur a une religion contrainte par le glaive de la loi ?

Et, enfin, quand le chef du gouvernement évoque cette majorité opposée à la peine de mort, qui accepte cela et rejette ceci, est-il vraiment conscient que la démocratie n’est pas le pouvoir de la majorité mais, à l’inverse, la gestion de la différence et le respect des minorités ? Notre chef du gouvernement est-il conscient que c’est la sagesse et la maturité politiques des élites qui font avancer les sociétés et qu’il n’est pas toujours souhaitable de suivre la majorité ? N’est-ce pas cette audace politique de feu le roi Mohammed V qui avait permis la scolarisation des jeunes filles ? Si le défunt monarque avait suivi la volonté de la majorité et s’il s’était incliné devant les fatwas des oulémas à son époque, la femme marocaine n’aurait jamais pu aller à l’école.

Puissiez-vous tirer des enseignements de tout cela, Messieurs du gouvernement.

Al Ahdath al Maghribiya

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